Jusqu’à la destruction du Premier Temple en 586 avant l’ère commune, les Hébreux furent monolingues : ils parlaient l’hébreu dit biblique. Pendant l’exil de Babylone, mais surtout après leur retour, les juifs – nous les appelons désormais ainsi, d’une part parce que le royaume d’Israël (royaume du nord) a été détruit en -722 et sa population perdue à jamais, d’autre part parce que d’une certaine façon juif et exil sont des concepts qui semblent liés… – conservent l’hébreu comme langue liturgique et savante et parlent quotidiennement la langue désormais la plus importante du Proche-Orient, qui a balayé le babylonien tardif (qui est l’akkadien sous sa forme terminale…), la langue de l’éducation et du commerce : l’araméen ancien.
À l’époque du Deuxième Temple, le peuple s’exprime donc essentiellement en araméen, mais presque tout le monde possède au moins des rudiments d’hébreu et l’élite intellectuelle le parle couramment. Un hébreu qui a évolué : c’est désormais l’hébreu michnique (de la Michna, première partie du Talmud). Quant aux classes les plus aisées, elles s’hellénisent puis se romanisent, de sorte que la pratique usuelle de quatre langues n’est pas si rare : une caractéristique qui deviendra consubstantielle à l’être juif, le plurilinguisme, est déjà présente avant même la destruction du Deuxième Temple en 70, d’autant que les colonies juives à l’étranger sont nombreuses (Alexandrie, les communautés de l’empire perse …).
Après le second exil, et jusqu’à la renaissance de l’hébreu en Palestine comme langue parlée dans la vie quotidienne, sous l’impulsion d’Eliezer ben Yéhouda (1858-1922), la condition linguistique des juifs ne va guère changer : l’hébreu est utilisé comme langue liturgique ; il sert aussi aux débats rabbiniques, oraux ou écrits, et tout juif un tant soit peu cultivé le lit couramment et le comprend à peu près, de même qu’il a au moins des rudiments d’araméen ancien puisque le Talmud, qui est la base de la culture juive, est assez largement rédigé dans cette langue. Mais dans la vie quotidienne, on s’exprime naturellement dans la langue dominante du pays d’accueil (araméen moderne, arabe, latin puis langues romanes, persan, etc.).
Sauf que les juifs ne parlent pas ces langues exactement comme tout le monde. Ou plutôt si, mais pour communiquer avec le monde extérieur. Entre eux, ils utilisent ce que j’appellerais volontiers une variante de la langue commune …
En effet, d’une part on « importe » dans cette langue vernaculaire une foule de mots hébreux ou araméens pour désigner des réalités de la vie quotidienne juive qui n’ont pas d’équivalent dans la langue d’accueil. Allez dire en latin : « Sarah, avant que je ne dise la berakha sur la mezouza, passe-moi le rouleau que je vérifie s’il est cacher et que le sofer ne s’est pas trompé dans la transcription des pessoukim, que je n’aille pas dire une berakha levatala, que le Saint béni soit-il nous en préserve ! ». (Pardon d’insister lourdement, mais c’est que nous tenons là l’origine des judéo-langues ...) D’autre part, on y introduit – c’est le phénomène bien connu des languages in contact, pour parler comme Uriel Weinreich – des mots et des tournures venus également de l’hébreu et de l’araméen par simple contamination, ce qui signifie simplement que les diverses langues que l’on pratique « déteignent » en quelque sorte les unes sur les autres, qu’elles s’influencent.
Ajoutons qu’on parle toujours un état un peu archaïque de la langue d’accueil, car les communautés vivent, et pour cause, repliées sur elles-mêmes. Plus troublant encore pour le profane, on transcrit la langue d’accueil dans le seul alphabet que l’on maîtrise vraiment, c’est-à-dire l’alphabet hébraïque. Enfin, d’un exil l’autre, on transporte les anciennes langues vernaculaires avec soi et elles viennent contaminer à leur tour la nouvelle langue vernaculaire, celle du nouveau pays d’accueil …
C’est ainsi que la langue usuelle parlée par les juifs évolue jusqu’à ce que l’intercompréhension avec la langue du pays d’accueil ne soit plus vraiment assurée : une judéo-langue est alors née. Le phénomène s’accentue lorsque les juifs conservent cette langue après avoir quitté le pays où elle est née : c’est le cas essentiellement du judéo-espagnol, que les communautés chassées d’Espagne en 1492 conservent jalousement et qui va désormais évoluer hors de tout contact avec la péninsule ibérique.
Les principales judéo-langues sont les suivantes :
– le judéo-arabe (avec ses nombreuses variantes, selon le dialecte de l’arabe qui lui sert de base : le judéo-irakien n’est pas le judéo-marocain etc.) ;
– le yiddish, sur base de haut-allemand, et qui comprend lui aussi de nombreux dialectes (le yiddish occidental, parlé en Alsace, Suisse, Allemagne et aux Pays-Bas ; le yiddish oriental en Europe de l’Est : on distingue les polakn (Polonais), les litvakes (Lituaniens) et les galitsiyaner (Galiciens) ;
– le judéo-grec ou yévanit parlé par les Romaniotes, sur base de koïnè hellénistique, et qui a été supplanté par le judéo-espagnol ;
– le judéo-espagnol, la plus connue des judéo-langues à base romane (toutes les autres peuvent être considérées aujourd’hui comme disparues, tels le judéo-italien et ses très nombreuses variantes, dont le dialecte vénitien parlé à Corfou, qui était la langue maternelle d’Albert Cohen ; le judéo-catalan, le judéo-aragonais, le judéo-portugais, parlé jusqu’à une époque récente par les crypto-juifs portugais, et celle qui a disparu le plus tardivement, le shuadit ou judéo-provençal, à base occitane) ;
– Il existe des judéo-langues plus « exotiques » encore, tels le judéo-latin ou la’az ; le karaïm, judéo-langue à base turque parlée par les Karaïtes de Crimée, de Lituanie et de Pologne, et qui s’écrit ou plutôt s’écrivait généralement en caractères cyrilliques ; le judéo-géorgien ; le judéo-berbère ; le judéo-persan ; le … judéo-araméen (puisque l’araméen reste une langue parlée, sous sa forme moderne, essentiellement le sourète, par les chrétiens syriaques et assyro-chaldéens) ; … voire le judéo-français ou sarphatique, parlé notamment dans le nord de la France, dans l’aire d’oïl
S’il est possible de désigner le judéo-espagnol comme une langue, c’est qu’il a survécu à l’exil de 1492, et a évolué sous ses deux formes principales, le judezmo de l’Empire Ottoman et la haketia du nord du Maroc, alors qu’il est plus difficile de parler, par exemple, du judéo-catalan. En effet, le judéo-catalan ou catalanique, parlé en Catalogne et dans les îles Baléares, proche, évidemment, du judéo-aragonais et du shuadit, est rapidement tombé en désuétude après l’expulsion ; il s’est fondu dans le judéo-espagnol, pratiqué par un bien plus grand nombre de locuteurs. Il est donc probable que le judéo-catalan n’a pas eu le temps de diverger assez du catalan pour constituer une langue à part entière et nous pouvons ainsi le considérer à bon droit comme un dialecte du catalan.
Disparu sans laisser de traces ? Pas exactement, si l’on songe que le judéo-espagnol n’est pas à proprement parler du castillan, mais plutôt, comme le suggère un chercheur, une koinè de base castillane mais dont le substrat et les adstrats sont constitués par tous les parlers romans présents dans la Péninsule ibérique avant 1492 …
Le judéo-espagnol ou plutôt les judéo-espagnols ! Il faut distinguer :
– le ladino ou judéo-espagnol calque : il s’agit d’espagnol médiéval, à l’archaïsme très marqué, et qui ne s’est « mélangé » à aucune autre langue. Et pour cause : le ladino n’a pu évoluer car il ne se parle pas ! C’est une langue artificielle, qui résulte de la traduction servile, terme à terme, mot à mot, des textes sacrés juifs à l’usage de ceux qui ne comprennent pas l’hébreu, c’est-à-dire – à haute époque – essentiellement les femmes. C’est donc, comme l’explique admirablement Haïm-Vidal SEPHIHA, des mots espagnols coulés dans la syntaxe hébraïque. C’est par erreur que l’on confond souvent ladino et judéo-espagnol proprement dit ;
– le dialecte de ceux qui ont choisi l’Empire ottoman (Istanbul, Smyrne, Salonique, Sofia …) ; ce parler, mêlé de turc et de grec, et plus récemment de français, s’appelle le judezmo ou judéo-espagnol oriental ;
– le dialecte de ceux qui se sont installés au nord du Maroc (Tanger, Tétouan, Arzila, Larache, Alcazar-Quivir, Chechauen, Ceuta et Melilla, à quoi il faut ajouter Gibraltar et plus tard Oran), et qui s’appelle la haketia ou judéo-espagnol occidental, un parler fortement métissé d’arabe.
Observons pour finir que les hakétiophones ont toujours été nettement moins nombreux que les judezmophones, que c’est une langue essentiellement orale, alors que le judezmo possède depuis longtemps une forme écrite, et qu’enfin la proximité des côtes espagnoles, puis l’instauration d’un protectorat espagnol au nord du Maroc, ont provoqué dès 1860 une « recastillanisation », c’est-à-dire une modernisation de la haketia, qui ne compte plus aujourd’hui que de rares locuteurs. Ce parler est cependant le lieu d’un fascinant métissage : c’est vraiment une langue des frontières entre les mondes juif, espagnol et arabe, comme en témoigne par exemple le chef d’œuvre du romancier tangérois Angel VAZQUEZ, La vida perra de Juanita Narboni, récemment traduit en français chez Rouge Inside sous le titre La Chienne de vie de Juanita Narboni.
À l’instar du judezmo, la haketia est donc aussi le symbole de l’attachement des descendants des juifs espagnols à la gloire de Sefarad : une matrice identitaire. Et le témoignage de ce qu’on peut sans doute à bon droit appeler une civilisation…
Abraham BENGIO , avril 2014 pour le site AJCF
Abraham Bengio est agrégé de lettres classiques et licencié en linguistique générale.
Les langues font partie de sa vie : né à Tanger (Maroc), de langue maternelle espagnole, naturalisé français. Outre sa langue maternelle, l’espagnol, il pratique notamment le français, l’anglais, l’italien, l’hébreu et le catalan. Par ailleurs, Abraham Bengio a aussi été président de la Maison d’Izieu, mémorial des enfants juifs exterminés.
Il est l’auteur de l’ouvrage Quand quelqu’un parle, il fait jour : Une autobiographie linguistique
"Un Tangérois parlant toutes les langues de la Méditerranée" : ainsi Jorge Semprún a-t-il un jour qualifié Abraham Bengio. Il faudrait ajouter que cet agrégé de lettres classiques, ce haut fonctionnaire expert ès affaires culturelles, est aussi un militant enthousiaste de la diffusion artistique et du dialogue entre les cultures.