Il y a 50 ans, à Rome, le Concile Vatican II présenta un document où, pour la première fois dans l’histoire de l’Église, une nouvelle vision positive et constructive des Juifs et du judaïsme était exprimée en toutes lettres.
« Nostra Aetate » est entré dans l’histoire comme le moment fondateur d’une nouvelle relation, plus créative et plus féconde, entre le judaïsme et la chrétienté.
Certes, une lecture attentive et rigoureuse du texte montre les hésitations, les ambiguïtés, les timidités et les peurs qui sont apparues au cours des longs débats qui ont précédé l’adoption du document.
Des auteurs, aussi bien juifs que chrétiens, ont mis en lumière à la fois les avancées et les carences de ce texte qui, incontestablement, marque l’Histoire.
Des avancées qui ne sauraient être niées, car, pour la première fois, les Pères Conciliaires présentent le judaïsme comme une réalité vivante et non comme une relique archéologique d’un passé révolu…
Il y a incontestablement, chez les Pères Conciliaires, la conscience lucide de la présence du peuple juif dans l’Histoire contemporaine.
Dans le chapitre des carences, on ne saurait oublier ce qui a été oublié :
Vingt ans après la fin de la 2ème guerre mondiale, dans la ville de Rome, qui avait connu les rafles et les déportations des juifs par les armées allemandes et leurs collabos fascistes italiens et des prêtres, à la fin de la 2ème guerre mondiale, cette terrible tragédie, « la Shoah », n’est jamais mentionnée, alors que pour de nombreux chrétiens elle a été le moment critique, crucial, d’une réflexion sur la haine mortifère que ses ennemis ont voué au peuple d’Israël.
Oui ! Les Pères Conciliaires ont préféré écarter de leurs réflexions la plus grande et atroce souffrance du judaïsme de tous les temps.
Peut-être les esprits n’étaient pas encore préparés à une réflexion, sur leurs racines lointaines, de ce déferlement de passions criminelles.
De même que la face ténébreuse de l’histoire juive n’a pas eu droit de cité dans cette déclaration, de même la face lumineuse de l’histoire juive : la Renaissance de l’État d’Israël. Le rétablissement de la souveraineté du peuple juif sur la terre de ses ancêtres ne trouve aucun écho dans cette déclaration.
Pourtant, au-delà des silences, des ambiguïtés, des contradictions, le document est créateur d’histoire : c’est grâce à ces premières paroles d’ouverture au peuple d’Israël, dans sa réalité historique vivante, que d’autres messages ont pu être plus tard élaborés, avec beaucoup plus d’audace et de courage.
Notamment : les déclarations des conférences épiscopales des différents pays d’Europe, la déclaration de repentance des évêques français à Drancy ; les magnifiques textes du regretté Jean-Paul II sur la Shoah ; les documents sur l’enseignement du judaïsme dans le monde chrétien : tout cela a eu lieu dans le sillage de « Nostra Aetate ».
De nos jours, Juifs et chrétiens sommes unis par la conscience de notre devoir de dialoguer et de donner au monde un modèle de réconciliation heureuse et apaisée entre des forces sociales antagonistes.
Nous avons la maturité nécessaire pour lire ensemble et réfléchir ensemble les grands textes du passé.
Le meilleur hommage que nous pouvons rendre au Cardinal Augustin Bea, grand artisan de « Nostra Aetate » dans sa vision originale, n’est pas de nous résigner à la complaisance, d’une courtoisie diplomatique, à la fois agréable et stérile. Non ! Notre hommage devrait être plutôt d’affronter ensemble les réalités complexes du monde, un demi-siècle après « Nostra Aetate », de contempler ensemble tout ce qui a été fait et aussi, avec courage, ce qui reste à faire…
Ce qui a été fait est une moisson impressionnante de réalisations qui constituent un phénomène civilisationnel de toute première importance dans la modernité.
Des communautés, après deux millénaires de méfiance, acceptent de dialoguer avec profondeur sur leurs convergences et leurs divergences.
L’éducation a connu un changement révolutionnaire : l’enseignement du mépris chrétien du judaïsme, dénoncé par Jules Isaac, a été remplacé, grâce à l’effort d’éducateurs chrétiens novateurs et sensibles comme les sœurs de Notre Dame de Sion, par un nouvel enseignement du respect et de l’estime mutuels.
La reconnaissance diplomatique formelle de l’État d’Israël par le Vatican et les visites des trois derniers pontifes sont l’expression d’un nouvel état d’esprit devant le retour d’Israël comme un peuple libre, dans sa terre libre, et reconnu dans sa dignité historique et spirituelle.
Faut-il pour autant faire l’impasse sur ce qui reste à faire ?
Non ! Il faut en parler, parce que d’autres chapitres de notre histoire nouvelle attendent encore d’être inscrits…
À nous de montrer que des hommes et des femmes de foi, sincèrement attachés à leurs traditions religieuses respectives, peuvent dialoguer et vaincre la suspicion, la rancœur et l’hostilité par le pouvoir du dialogue, par une libre circulation des idées.
Certes le dialogue ne résoudra pas comme par miracle tous les conflits et les tensions de la société contemporaine, mais face à la certitude de la haine, du fanatisme et de la terreur nous devons avec conviction et énergie préférer le chemin difficile et aride et pourtant fécond du dialogue et de la réconciliation.
Et pour conclure et résumer, nous lançons ce message à nos amis chrétiens : 50 ans après, quelle lecture ? Quelle compréhension ? Quels messages je comprends ?
Pour nous juifs, nous exprimons notre volonté de poursuivre et d’approfondir un dialogue sincère, dans un esprit de reconnaissance mutuelle, entre Juifs et Chrétiens.
Le cinquantenaire de la déclaration « Nostra Aetate » du Concile Vatican II représente un tournant décisif dans l’histoire des relations entre la Synagogue et l’Église.
D’autres déclarations similaires par des autorités religieuses des différentes Églises chrétiennes, protestantes, orthodoxes, anglicanes, montrent l’universalité de ce tournant historique significatif.
Cinquante ans plus tard, nous mesurons le chemin parcouru et nous réfléchissons à la poursuite de cette œuvre spirituelle de réconciliation entre les deux mondes religieux d’inspiration biblique.
Une œuvre qui peut être montrée en exemple d’une heureuse pacification des consciences…
C’est une révolution civilisationnelle, dans un monde tourmenté par le fanatisme, la terreur, la guerre et le vandalisme, au nom de la foi.
Nous, Juifs et Chrétiens, avons montré qu’il n’existe aucune fatalité à l’interminable conflictualité des religions.
C’est la victoire du dialogue sur la confrontation haineuse.
Nous, Juifs, fidèles à la tradition et à la Loi de nos Pères, prenons acte des immenses mutations survenues dans le monde chrétien dans ses rapports avec la Foi d’Israël.
Ces mutations sont sensibles dans l’ensemble des confessions chrétiennes. L’ancien « enseignement du mépris », dramatiquement mis en lumière par Jules Isaac, a laissé la place à un « enseignement de l’estime », selon le livre du Grand Rabbin Kaplan, et à un regard spirituel positif du rôle du judaïsme dans la formation de la conscience morale et religieuse de l’humanité.
Lentement se développe, dans la conscience chrétienne comme dans la conscience juive, la conviction que nos deux religions sont profondément unies et constituent des branches vivantes et légitimes de la foi d’Abraham.
Nous n’oublions pas les siècles d’amère conflictualité qui ont opposé Juifs et Chrétiens, dans un climat où souvent le mépris et la haine se donnaient libre cours.
Mais nous pensons profondément et fermement que nous ne devons pas être prisonniers et otages du passé, si douloureux soit-il.
Le moment est venu d’écrire une page nouvelle dans l’histoire dramatique des relations entre les croyants de l’Église et de la Synagogue. Une page nouvelle où l’écoute de l’autre, la sensibilité à ses paroles, la sincérité dans l’expression de nos convergences et de nos divergences, permettront d’écrire une autre Histoire plus créative, dans le dépassement des déchirements qui ont marqué un long passé.
À nous, Juifs et Chrétiens, de réfléchir ensemble à l’avenir de notre planète et au devenir de l’humanité.
Notre dialogue sera ainsi pointé vers le futur, dans la construction d’une société plus libre et plus juste, dans l’esprit des enseignements prophétiques qui sont au cœur de nos consciences éthiques.
Raphy Marciano
Paris, le 1er mars 2015