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26 septembre 2016 : réponse du père Jean Massonnet

Puisqu’il s’agit de moi ce soir, je commencerai par le tout début, à cause d’une coïncidence significative : j’ai été baptisé le 30 septembre 1940, 3 jours avant la première promulgation, le 3 octobre, du statut des Juifs. Ils étaient exclus de la fonction publique, des fonctions commerciales et industrielles. La loi du 4 octobre sur « les ressortissants étrangers de race juive » autorisait l’internement immédiat des Juifs étrangers. Art. premier : « Les ressortissants étrangers de race juive pourront, à dater de la promulgation de la présente loi, être internés dans des camps spéciaux par décision du préfet de leur résidence ». Art. 3 : « Les ressortissants étrangers de race juive pourront, en tout temps, se voir assigner une résidence forcée par le préfet du département du lieu de résidence ». Alors que j’étais reçu avec, en puissance, tous mes droits de citoyens, le même gouvernement, qu’il faut bien appeler français, s’engageait dans une procédure d’exclusion conçue pour aboutir à l’élimination du peuple juif. À terme, devait disparaître, en la personne de ce peuple, le socle du baptême chrétien par lequel j’avais été accueilli dans l’Église trois jours auparavant.

Pour en rester à cette époque, et plus précisément à Lyon, il est bon de noter des lueurs d’espérance : un groupe de d’intellectuels en lien avec cette Université Catholique qui nous accueille aujourd’hui, réagit contre ces mesures, et ouvrit des perspectives nouvelles quant au regard chrétien à porter sur le peuple juif. Ce qui est signifié dans l’événement d’aujourd’hui s’inscrit dans la ligne de ces pionniers, et demeure une œuvre à poursuivre. (Article de Bernard Comte, Guesher 2016, p. 4).

À vingt ans, je décide de rentrer au séminaire. Avec le recul, je puis dire que ce qui m’a décidé est la conviction que l’Église était en mesure d’offrir à l’humanité une voie qui n’était pas une impasse. Il valait donc la peine de se mettre au service de ce message. Le Concile Vatican II s’est déroulé pendant mon temps de séminaire : ce renouveau était plein d’espérance et il soutint mon engagement sur cette voie.

Une fois ordonné prêtre, et après un temps de ministère, je reçois de la part de mes supérieurs la proposition de reprendre des études bibliques. J’accepte. Une nouvelle aventure commence. Il faut apprendre l’hébreu ; grande nouveauté, à laquelle je m’accroche et qui me plonge dans une source autre, un autre langage, une antériorité toujours actuelle à un Nouveau Testament qui ne se suffit pas à lui-même. Mon sujet de mémoire de licence m’était inspiré par une question à creuser. Il portait sur le livre d’Isaïe. Ce livre est attribué par la tradition à Isaïe fils d’Amos, qui vécut dans la deuxième partie du 8e s. Or les oracles qu’il contient s’étendent sur plus de deux siècles, du 8e siècle au retour d’exil. À l’origine, des avertissements vigoureux, parfois de sombres menaces, dominent, adressés à la classe des puissants, oppresseurs des pauvres ; ils sont émis par cet Isaïe fils d’Amos. À la fin éclate un message de consolation, adressé à un peuple de pauvres, qui a besoin d’encouragements pour sortir de Babylone, rejoindre la Terre d’Israël et reprendre son aventure. Et tout cela attribué au même prophète qui n’a pas vécu 200 ans !

Un même message s’étend sur deux siècles, comprenant des oracles contradictoires, et pourtant unifiés sous le même titre : Vision d’Isaïe fils d’Amos, qu’il a vues au sujet de Judah et de Jérusalem. Une même inspiration est à l’origine de ces textes pourtant de tonalités très différentes, parce que prononcés dans des situations qui le sont aussi. Je comprends que ce livre, et finalement toute la Bible juive, est l’œuvre d’un peuple qui reçoit ce message, lui donne forme au gré et en fonction des circonstances, le développe et en conserve l’unité. Comment font-ils, quel type de relation à l’histoire, à la révélation, au passé et à l’avenir, à la communauté, cela implique-t-il ? En fin de compte, quel type d’humanité ? Il faut que j’aille voir !

Je suis allé voir, et je n’ai pas été déçu.

Je voudrais maintenant partager quelques convictions fortes sur cette voie vivante que nous propose la tradition juive
Une longue investigation de la tradition rabbinique, alimentée par mes séjours en Israël, la fréquentation du frère Pierre Lenhardt, par ma propre réflexion sur la parole de Dieu, m’a conduit à la découverte de l’étroite relation de la Parole avec le peuple qui la reçoit. Si la Bible est l’œuvre d’un peuple, c’est le peuple qui est premier.
Je partage cette conviction rabbinique qui informe toute la pensée juive : l’événement du Sinaï signifie l’ouverture de notre monde, de notre univers humain, à sa source tout autre, infiniment autre, à un transcendant infini, créateur, qu’on ne peut nommer qu’en reconnaissant que l’on ne peut pas le nommer, sinon par les locutions approchantes : le Saint-Béni-Soit-Il, le Nom (ha-Shem), Adonaï, mais aussi dans la prière juive aussi bien que chrétienne : Notre Père qui es dans les Cieux. C’est en réalité un événement permanent, une initiative gratuite, source sans cesse jaillissante. La représentation historique est essentielle ; elle accompagne la marche de l’humanité.
Donc, tout part du Sinaï. Moïse reçoit ce trésor et le transmet ; la transmission se poursuit de génération en génération et se charge chaque fois d’un surplus de sens, de nouvelle découvertes, car la source est inépuisable. L’Écriture est sans cesse explorée, interprétée ; un sage dit : « Dieu a dit une parole, j’en ai entendu deux, car la puissance est à Dieu » (Ps 62,12 ; bShabbat 88 b). Et non seulement deux, mais une profusion de sens. En effet cette parole est comparée à un marteau qui frappe le roc, et duquel jaillit une gerbe d’étincelles. Il ne s’agit donc pas d’une parole compacte, d’une sorte de « petit livre rouge » qui mettrait un absolu intangible et immuable en ma possession. Si de la même parole surgit une pluralité de sens comparée à un feu d’artifice, alors il faut aussi une pluralité de chercheurs, de lecteurs qui chacun apporteront une lumière unique, irremplaçable. Une tradition du 2e s., bien connue d’un bon nombre d’entre nous qui ont reçu quelque connaissance du judaïsme, est que l’on doit déchirer son vêtement lorsque un Juif rend son âme. Pourquoi cela ? demande-t-on. « Parce que cela est semblable à un rouleau de la Torah qui est brûlé ». Et neuf siècles plus tard, Rachi de Troyes commente : « L’âme d’Israël qui est enlevée ressemble à cela, car il n’y a pas de personne en Israël qui soit vide, qui n’ait ni Torah ni commandements ». Autre épisode, célèbre lui aussi : à des interlocuteurs qui se demandent comment le peuple va pouvoir apporter les animaux à sacrifier le jour de Pâque sans enfreindre le shabbat qui tombe le même jour, le grand Hillel (au tournant de notre ère) répond : « Laissez-les trouver la solution ; l’Esprit Saint est sur eux ; s’ils ne sont pas prophètes, ils sont fils de prophètes. ». Enfin cette réponse d’un maître babylonien au début du 11e s. adressée à des Juifs de Kairouan qui ne cessent de débattre sur la manière orthodoxe de sonner du cor pour la fête du Jour de l’an juif ; il les renvoie à cette maxime du Talmud (4e s.) « Sors et vois ce que le peuple fait » et ajoute « Ceci est la base et l’appui. Et ensuite nous considérons tout ce qui a été dit dans la Mishnah et dans le Talmud à ce sujet... ». Une même conviction s’exprime au long des siècles : le peuple dans son ensemble est porteur de la Torah, expression de la révélation.

Passons au christianisme.
Une anecdote tout d’abord : en mars 2016, le pape François adresse au Cal Ouellet une lettre dont le sujet porte sur le cléricalisme : le pasteur « n’est point le berger qui dicte aux fidèles ce qu’il faut faire ou dire », explique le pape, car « ils le savent aussi bien sinon mieux que nous ».
Que nous transmet Jésus, qui est pour nous chrétiens le Christ ? La Torah qu’il ne peut et ne veut pas abolir, mais au contraire accomplir. L’Évangéliste Jean le présente comme Verbe de Dieu, Parole. Mais le fait d’être Parole, Torah, est la vocation d’Israël, inaliénable, originelle, inhérente à sa qualité de peuple. Par ailleurs, le Christ, messie, ne peut pas être séparé des siens, mais au contraire étroitement solidaire. Un messie sans peuple ne signifie rien. Donc, le Christ nous transmet cette relation à la Parole, cette manière d’être Parole qui est aussi celle d’Israël. Les vocations sont différentes, mais il y a identité au niveau profond de l’être ; chrétiens, nous ne pouvons accomplir notre vocation d’être image de Dieu qu’en communion avec le Christ, donc en communion avec cette foi vécue en Israël, que lui-même a reçue, qu’il nous transmet, et que, selon notre foi chrétienne, il accomplit pleinement. Ce qui nous unit est très fort, au niveau de notre essence humaine.

Je viens de le dire, les vocations ne sont pas les mêmes. La vocation chrétienne est en dépendance de la vocation juive sous deux rapports.
Premièrement l’origine : la source est le Sinaï. La tradition reconnaît que chaque Juif peut se compter parmi les 600 000 qui composaient l’assemblée du Sinaï. Or Jésus est juif, donc… il fait partie de cette assemblée. Pour nous chrétiens, il reçoit la Parole dans son humanité de façon infinie, pleine et entière. Il est à la racine même de ce don et se reçoit comme « Torah vivante », mais ceci avec les siens, desquels il n’est pas séparé. Pour nous, chrétiens, reconnaître le Christ, c’est reconnaître son peuple par lequel s’ouvre la source de vie. Le peuple juif, dans sa permanence, est pour nous l’autre par lequel il nous faut passer pour aller à l’Autre.
Deuxièmement : dépendance par rapport à la fin. Le courant biblique est clair à ce sujet. La vision d’Isaïe 60 montre Jérusalem illuminée – avec ses habitants ! –de la splendeur divine, et les nations encore plongées dans les ténèbres, montent vers la ville, attirées par cette lumière. Saint Paul reconnaît cette dépendance dans sa lettre aux Romains : leur pleine entrée dans la rédemption sera vie d’entre les morts (11,15).
Cette double dépendance nous fait le plus grand bien et nous oblige à nous mettre en état de réception et à renoncer à toute volonté d’autoglorification. Souvenons-nous que les périodes de gloire humaine de l’Église correspondent à celles où les Juifs furent rejetés, humiliés.

Je voudrais maintenant réfléchir à la manière d’être, au comportement qu’entraîne pour nous, chrétiens et Juifs, l’accueil du message du Sinaï, non seulement dans nos contextes confessionnels, mais dans la société. Je ferai ceci en me plaçant sur le terrain de la lecture de l’Écriture.
À un légiste qui interroge Jésus, « Maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? » (Lc 10,25), ce dernier le renvoie à lui-même : « Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Comment lis-tu ? » (Lc 10,26). Et le scribe de répondre en joignant deux commandements pris dans deux livres de la Bible : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit (Dt 6,5) ; et ton prochain comme toi-même. (Lv 19,18) » (Lc 10,27). En Mc 12,28-34 (un passage parallèle) un scribe interroge Jésus sur le plus grand commandement ; Jésus répond comme le scribe de Luc 10,26, et il est chaudement félicité par son interlocuteur.
Ces scribes et Jésus savent lire, ils savent trouver le sens de l’Écriture alors qu’il n’apparaît pas comme tel au premier abord. Ils lui trouvent un sens qu’elle ne dit pas laissée à elle seule.
Si nous vivons ce type de relation à la Parole, et à cette condition, ce comportement pourra alors transpirer dans les relations sociétales et se mettre au service d’un vivre ensemble qu’il rendra possible.
Tout est commandé par une attitude d’écoute et de réception. La parole est reçue de l’Infini transcendant qui s’est manifesté au Sinaï. Dans l’exemple précédent, le scribe se réfère au Shema Israël : Écoute Israël, le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est UN ; conséquence : tu aimeras… Pour vous Juifs, cela signifie la prise sur soi du « joug du royaume des cieux », joug que Jésus prend sur lui « Mon joug est doux… ». Être sous le joug, c’est obéir, être en disposition d’écoute et d’accueil. La force de l’image est à conserver : nous ne sommes pas des seigneurs. Cependant, l’accueil de ce joug est la condition de notre grandeur.
Cette attitude d’ouverture nous dispose à accueillir la culture qui est la nôtre et qui nous a formés. Mais conscients de la transcendance qui nous surplombe, que nous recevons, et qui précède la culture reçue quelle qu’elle soit, nous sommes disposés à l’ouvrir à plus grand qu’elle, à ne pas nous y enfermer ni en faire une idéologie de type totalitaire qui aurait la prétention de répondre à toutes les questions et de soumettre ainsi les individus à son dictat.
Énumérons quelques dispositions qui, si elles sont vécues dans le contexte de notre relation à la Parole, ne peuvent manquer, par une sorte d’osmose, de se répercuter dans la vie sociétale.

Relation à la Parole Conséquence dans la vie sociale
Ouverture à autrui et investissement personnel.
Je l’ai noté plus haut, une seule parole est riche d’une pluralité de sens, qui ne peut être développée que par l’apport de tous. Ma capacité d’ouverture à la Parole se mesure à l’aune de mon ouverture à autrui. Chacun a un apport unique à fournir. Cela entraîne une double obligation : exprimer ce que je comprends de cette parole, et recevoir ce qu’en disent les autres, pour l’enrichissement de tous.
Ouverture à autrui et investissement personnel.
Dans toute discussion, la conscience que l’on n’est pas l’unique dépositaire de sens oblige à l’écoute d’autrui. Mais en revanche, savoir que mon apport personnel est unique m’oblige à m’investir dans l’expression commune.
Recherche et nouveauté.
La recherche dans le judaïsme a le quasi-statut d’un commandement. Elle se justifie par la conscience de l’existence d’une réserve inépuisable de sens encore non découvert. « Qui cherche trouve » et si vous ne trouvez pas dit Rabbi Ishmaël, c’est que cela vient de vous, vous ne vous donnez pas la peine de chercher » (Gn Rabba 1,14). La découverte de la nouveauté est vitale ; elle permet à la tradition reçue de ne pas se scléroser dans un monde qui change.
Recherche et nouveauté.
La conscience de l’existence d’une réserve infinie de sens dynamisera la recherche. Aussi bien pour les problèmes quotidiens que pour les grands défis actuels, de nouvelles solutions non encore connues existent, qui permettent d’envisager l’avenir dans une vision ouverte à une saine croissance, où chacun trouvera sa place.
Débat et vote.
Lorsque la recherche du sens touche la pratique communautaire dans des conditions inédites, cela entraîne le débat. La multiplicité des avis émis doit normalement aboutir à un consensus. Mais souvent, le vote s’impose. Il ne signifie pas disqualification des positions non reçues, mais seulement le maintien de la cohérence communautaire. La tradition connaît les disputes faites au nom du Ciel, c’est à dire en attitude d’écoute et de réception. De ces disputes on garde le souvenir, elles subsistent, comme par exemple les disputes entre les écoles de Hillel et Shammaï. Les autres, qui ne sont pas faites au nom du ciel, sont une lutte pour le pouvoir et n’ont pas d’avenir. Cela est illustré par l’épisode biblique de Coré et de bande (Nb 16,1-35) ; la terre s’ouvrit sous les contestataires et les engloutit !
Débat et vote.
Les « disputes au nom du Ciel » sont transposées en débats qui ne sont pas avant tout des luttes (mortelles) pour le pouvoir, mais des recherches du bien commun, dans un contexte où l’on prenne en compte les positions d’autrui comme ayant leur part de vérité, où l’on ne renonce pas à ses propres convictions, tout en les mesurant et relativisant à l’aune des apports de la discussion commune.
Seules sont à rejeter énergiquement les initiatives sourdes aux arguments d’autrui et se considérant comme seules valables.
Révélation multiple est cohérente.
L’Écriture elle-même est pleine de contradictions ; comment concilier amour et crainte, justice et miséricorde. À un niveau humain, amour et crainte s’excluent. C’est seulement dans la mesure du Saint-Béni-Soit-Il que les deux comportement s’harmonisent en une relation qui laisse la priorité à l’amour sans pour autant bannir la crainte (Sifre sur Dt 6,5, pisqa 32, p. 54-56). La cohérence ne s’obtient qu’en référence à la dimension transcendante.
Diversité et cohérence.
Le sens de la transcendance vécu dans la lecture de l’Écriture aide à œuvrer à la construction toujours à reprendre d’une société aux multiples facettes, mais cohérente dans son ensemble, parce que ouverte à plus grand qu’elle, et non fermée sur elle-même.
Les efforts déployés pour accueillir et intégrer la diversité dans notre société sont un défi, tout autant que la devise européenne : « Unie dans la diversité ».

Juifs et chrétiens sommes témoins la dimension verticale qui offre à notre société un vivre ensemble dynamique et lui évite des impasses, telles que celle suggérée par le titre du récent ouvrage de Daniel Cohen : Le monde est clos et le désir infini (Albin Michel, 2015). Nous sommes sans illusion : nous vivons dans le monde de la jungle, de la lutte impitoyable pour le pouvoir, en particulier dans le contexte d’idéologies totalitaires que nous ne pouvons que rejeter. Mais nous ne pouvons pas non plus renoncer au message du Sinaï. Une affirmation fondamentale du judaïsme est le que le monde repose sur la Torah. Il tient par en-haut. Une tradition raconte que la création a eu peur de retourner au tohu bohu primitif au cas où Israël renoncerait à recevoir la Torah (bShabbath 88 a).
Un tohu bohu qui nous a frôlés de près il y a 70 ans. Dans leur volonté d’instaurer l’enfer sur terre, les nazis ont repéré leur ennemi par excellence dans le peuple témoin du message du Sinaï. « Il ne peut pas y avoir deux élections », « les Juifs ont inventé la conscience », disait Hitler. La conscience, précisément cette voix impérative qui nous dit que nous ne sommes pas des seigneurs, mais fils et filles de Dieu, et qui seule permet d’instaurer une vraie fraternité. Il fallait réduire cette voix au silence en réduisant à néant ceux qui en étaient les premiers témoins, hommes, femmes, enfants vieillards. « Si le mystère d’iniquité s’était accompli jusqu’au bout sur cette terre fertilisée par la croyance chrétienne … la conscience chrétienne aurait été engloutie avec le peuple qui lui a donné naissance » (Pierre Dabosville, 1975, à l’occasion du 30e anniversaire de la libération du camp de Bergen-Belsen). Ce mystère d’iniquité est toujours à l’œuvre de façon souterraine, rampante, mais il éclate aussi au grand jour : la volonté exprimée de délégitimer Israël aux yeux des nations, l’existence de dictatures impitoyables, des idéologies totalitaires, politiques ou religieuses, un islamisme de ténèbres qui sait que son pire ennemi est le peuple juif.

Pendant près de deux millénaires nous sommes ignorés entre Juifs et chrétiens, de façon à neutraliser nos propres dynamismes. Les Juifs, dépositaires d’une Torah dont la vocation est d’illuminer le monde, voyaient se fermer à eux l’écoute de la société en laquelle ils étaient plongés et qui les rejetait ; d’où une propension au repli sur soi. Quant aux chrétiens, leur rejet du peuple porteur de l’alliance les livraient au danger de graves déviances. Ils étaient portés à ignorer la source sinaïtique d’où venait le Christ, et à faire de ce dernier une réalité en leur possession. D’où les tentations d’autoglorification et de pouvoir, corrélatives d’une inflation christologique (Pierre Gisel). Conserver le Christ pour soi, comme une sorte de propriété, conduit à mettre en veilleuse les origines de son message qui remontent au Sinaï ainsi que l’orientation vers le Père qu’il nous invite à partager, en tant que notre frère, au profit d’un Christ-Roi triomphant, objet de notre adoration. La double dépendance salutaire mentionnée plus haut était ignorée.

Nous entrons, je crois, dans une nouvelle ère. Du côté catholique, le concile Vatican II a su retrouver, sans le savoir vraiment, un sens de la révélation qui rejoignait les intuitions de la tradition rabbinique. Il y a eu ce « nouveau regard » sur le peuple juif, partagé par nos frères protestants (Concorde de Leuenberg, 1973) et accompagné d’un éveil dans le monde orthodoxe. Enfin l’heureuse surprise de deux déclarations de Juifs à l’adresse des chrétiens, dans laquelle ils reconnaissent le changement spectaculaire de leur attitude à leur égard : celle de cinq juifs français, dont certains représentent l’orientation libérale (23 novembre 2015), et celle de 25 rabbins orthodoxes d’Israël, d’Europe et des USA, en somme une représentation qui ressaisit « tout Israël » (3 décembre 2015). (Voir ces textes dans le numéro de Sens de mars-avril 2016 : « Nouveaux textes à la suite de Nostra Aetate »). Les premiers ont présenté leur texte, par l’intermédiaire du Grand Rabbin Korsia, au Cal André Vingt-Trois et au Pasteur François Clavairoly. Il vaut la peine de rappeler quelques phrases de cette « Déclaration pour le jubilé de fraternité à venir » :
« Nos voies, bien qu’irréductiblement singulières, sont complémentaires et convergentes. N’avons-nous pas, en effet, pour espérance suprême que l’histoire des hommes ait un même horizon, celui de la fraternité universelle d’une humanité rassemblée autour du Dieu Un et Unique ? Nous devons y œuvrer ensemble, plus que jamais, main dans la main »
« Nous, Juifs, y travaillons par l’étude de la Torah, la pratique des mitsvot, c’est-à-dire des commandements divins, par l’enseignement de sagesse qui en découle, et qui vise la transformation des cœurs et des esprits. Vous, Chrétiens, y travaillez par l’accueil du Verbe qui vous donne ce supplément d’être, d’élévation du cœur et de l’esprit. »

De leur côté, les rabbins orthodoxes nous envoient un message qui rappelle la prière chrétienne du Notre Père : « Faire la volonté de Notre Père des cieux. Vers un partenariat entre juifs et chrétiens ». « Notre Père qui es aux cieux » est une expression autant juive que chrétienne. Voici quelques brefs extraits de cette invitation à œuvrer en partenariat :
« Nous reconnaissons que le christianisme n’est ni un accident ni une erreur, mais le fruit d’une volonté divine et un don fait aux nations. »
« Nous ne sommes plus des ennemis mais des partenaires. »
« Juifs et chrétiens ont, du fait de l’Alliance, la mission commune de parfaire le monde, sous le regard souverain du Tout-Puissant, afin que tous les hommes invoquent Dieu par son nom et que les abominations soient extirpées de la terre. »

Enfin, en conclusion :
« Nous sommes tous créés à l’image sacrée de D.ieu, et juifs et chrétiens doivent rester fidèles à l’Alliance en participant ensemble activement à la rédemption du monde. »
Peut-on parler d’une ère nouvelle ? Elle est en germe. Alors que nos spiritualités se sont neutralisées pendant des siècles, voilà le moment venu de les mettre en « synergie » (premier texte) afin d’apporter au monde et à nos sociétés le souffle vivifiant qui leur ouvrira l’avenir et rend possible l’instauration d’une fraternité tant recherchée, et plus prosaïquement, d’un « vivre ensemble » qui se recherche à tâtons dans nos sociétés. « Nos voies, bien qu’irréductiblement singulières, sont complémentaires et convergentes ». Le dynamisme de l’une entraîne le dynamisme de l’autre. Juifs et chrétiens selon nos vocations propres, nous sommes mis en demeure de libérer la puissance de la Parole de Dieu, une parole qui n’oblige personne mais rejoint les aspirations les plus profondes lovées au cœur de chaque être humain, et parfois malheureusement étouffées.
Risquons un souhait un brin utopique : que l’AJCF, et plus largement l’ICCJ au plan mondial, en viennent à se saborder le jour où tous les Juifs et tous les chrétiens constitueront une immense Amitié Judéo-Chrétienne. En attendant, on ne peut que souhaiter voir grossir nos rangs en préparation de ce jour.