Elle est aussi adossée à notre thème, la Laïcité, en particulier celui de ce matin : « La Modernité peut-elle survivre sans religion ? » et s’inspire d’un texte d’Emmanuel Lévinas, paru dans Difficile Liberté : « Aimer la Thora plus que Dieu ». (il s’agit d’une allocution prononcée pour l’émission Écoute Israël, le 29 avril 1955)
A la première question (pourquoi Amitié judéo-chrétienne), la réponse demeure intuitive.
Elle correspond à ce que je ressens, mais ce sentiment est, je le crois, partagé par de nombreux juifs pas forcément croyants, mais néanmoins engagés dans le dialogue avec des Chrétiens le plus souvent croyants. Très souvent il s’agit de personnes ayant subit une blessure existentielle, devenue métaphysique. Jules Isaac était lui aussi de ceux-là.
Je ne suis pas sûre que Jules Isaac y soit pour quelque chose mais un premier projet de nos statuts y fait allusion : « l’AJC groupe tous ceux et celles qui, appartenant ou non à une confession déterminée, veulent travailler à l’établissement de la fraternité et de la paix spirituelles. » texte écrit en 1948 repris dans SENS 1995 -5 p. 198.
Jules Isaac tellement meurtri par la Shoah, s’adresse à tous et demande autre chose que le travail théologique. Il espère l’amitié de ces interlocuteurs.
La Fraternité constitue en France avec l’Égalité et la Liberté le fondement trinitaire de la nation.
Mais l’Amitié est un élan du cœur, pas un programme politique, elle rend une dignité à l’homme auparavant méprisé et poursuivi, montre que sa peine et ses joies sont désormais partagées.
L’ami est celui avec qui on partage par choix ce qui fait le sel de la vie.
La fratrie est donnée, l’amitié est choisie.
Aimer la Thora plus que Dieu, nous dit Emmanuel Lévinas.
Ce texte se réfère à un autre texte donné pour un document écrit pendant les dernières heures de résistance du Ghetto de Varsovie. Il est en fait l’œuvre de Zvi Kolitz , un jeune juif de Buenos-Aires et date de 1946 : Yossel Rakover parle à Dieu.
(Je vous recommande de le lire, je ne le fais pas ici afin de ne pas revenir à la brutalité inouïe de la Shoah, mais plutôt de penser à partir d’elle.)
Lévinas s’interroge, comme nous tous, sur la signification de la souffrance des innocents : « Ne témoigne-t-elle pas d’un monde sans Dieu ? ». La réaction la plus immédiate ne serait-elle pas de devenir athée ?
Lévinas répond : « Il y a sur la voie qui mène au Dieu unique un relais sans Dieu ». Le vrai monothéisme se doit de répondre aux exigences légitimes de l’athéisme. Un Dieu d’adulte se manifeste précisément par le vide du ciel enfantin. Moment où d’après Yossel Rakover Dieu se retire du monde et se voile la face.
« Dieu qui se voile la face » n’est pas une abstraction de théologien ni une image de poète. C’est l’heure ou l’individu juste ne trouve aucun recours extérieur, où aucune institution ne le protège.
Mais Yossel dans sa souffrance reconnaît aussi que ce Dieu lointain, vient du dedans, intimité qui coïncide avec la fierté d’appartenir au peuple juif : « Au Peuple dont la Thora représente ce qu’il y a de plus élevé et de plus beau dans les lois et la morale ».
Disons plus simplement que pour nous Dieu est concret par la Thora.
Lévinas poursuit en parlant d’un homme capable de répondre, capable d’aborder son Dieu en créancier et non point toujours en débiteur, et aussi un homme « capable de confiance en un Dieu absent », une attitude héroïque et il dit son attente : « Il faut que Dieu dévoile sa face, il faut que la justice et la puissance se rejoigne, il faut des institutions justes sur cette terre. »
Lévinas conclut : « Mais seul l’homme qui avait reconnu le Dieu voilé peut exiger ce dévoilement. »
J’ajoute à titre personnel que je reçois ses mots comme une demande d’abandon de tout triomphalisme religieux, une condition nouvelle qui doit advenir dans tous les monothéismes.
Liliane Apotheker , présidente de la Commission programme de la Conférence ICCJ Aix 2013