La rencontre dans son ensemble était très riche et la plupart des conférences seront bientôt sur le site de l’AJCF et bien sûr reprises dans Sens. Elles nous nourriront tout au cours de l’année dans notre travail, nous apportant à la fois un renouvellement et des bases, toujours à reprendre car sans elles nous serions quelquefois en difficulté. D’ailleurs, combien de fois au cours de la session n’avons-nous pas utilisé les mots : source, racines, souche, Hiddouch (hébreu pour renouvellement), Davar Aher que l’on pourrait traduire par « une controverse porteuse de sens ». Ce dernier terme montre bien comment fonctionne le Judaïsme, qui ne craint pas le conflit : une opinion divergente est une richesse, pour peu qu’elle fasse l’objet d’une concertation par la suite.
Comme l’a très bien dit le père Michel Remaud : toute synthèse est rendue impossible en raison de la richesse et de la diversité des thèmes abordés. Personne n’a vécu la totalité de la session, le choix des ateliers était vaste et chacun de nous fera certainement sa synthèse personnelle. Le père Remaud a également fait remarquer que l’existence juive est bien plus qu’une confession. Elle se définit par une Alliance conclue avec un peuple, plutôt qu’avec une religion et qu’il y a donc des manières différentes d’être dans cette Alliance. Tout n’est pas d’abord confessionnel. Ceci explique aussi que les définitions ne suffisent pas à tout comprendre, ce qui rend l’expérience du partage incontournable. La volonté des organisateurs dans la mise en œuvre du programme où certains éléments passent par l’enseignement, d’autres par la mise en pratique est incontestablement un puissant antidote à l’indifférence et au mépris et devrait fonctionner comme un vaccin contre l’anti-judaïsme.
Il faut ici rendre hommage à l’engagement des communautés juives dans cette session. En province, ces communautés sont peu nombreuses et préoccupées par leur propre survie. Elles répondent comme elles peuvent à la demande grandissante des Chrétiens de les rencontrer. Il ne faut pas oublier la grande nouveauté de cette démarche. Nous n’avons pas, il faut le rappeler sans cesse, le cadre ou la tradition à partir de laquelle nous pouvons articuler la réponse, chacun apporte ainsi la sienne à partir de ses connaissances, de son vécu et de son cœur.
L’intitulé de la session : « Des Chrétiens à l’écoute » redonne sa place naturelle au Judaïsme au sein des nations et non pas à la marge. Le Judaïsme place l’écoute au premier plan de sa relation avec Dieu et avec les hommes. Il en connaît l’importance fondatrice. L’Eglise et la Synagogue, autrefois triomphante pour l’une et aveugle pour l’autre sortiront toutes les deux renforcées par cette compréhension plus juste de la Parole. De nombreuses conférences portant sur le texte biblique, celles des pères Remaud et Loiseau et celle du rabbin Ph. Haddad et, ne l’oublions pas, celle de Mgr d’Ornellas ont précisément permis ce renouvellement du sens. Ces textes que nous pensons connaître, qui nous sont si familiers, retrouvent par cette lecture partagée un souffle prophétique. En étudiant les textes proposés, nous avons été amenés à préciser les points de rupture entre nous, pas forcément là où nous nous y attendions le plus, mais qui sont incontournables. Cette rencontre, comme toutes les rencontres de dialogue ne doit pas omettre de le dire. Nos religions se sont séparées pour des raisons qui ne sont pas futiles et il n’est pas question de vouloir l’ignorer. Notre grand désir de fraternité ne doit pas nous le cacher. Nous avons à nous aventurer sans peur dans ces terres peu familières de la religion de l’autre, mais surtout sans aller jusqu’à la fusion. Il ne faut pas non plus que quand surgissent les difficultés, elles deviennent obstacles et nous renvoient de suite aux stéréotypes toujours prêts à refluer.
Les Chrétiens ne sont pas plus monolithiques que ne le sont les Juifs et c’est toute la densité de cette diversité qui démontre que nos traditions sont bien vivantes.
La journée dédiée à la commémoration de la Rafle du Vel d’Hiv restera gravée au plus profond de nous-mêmes. En alternant chants, prières et prises de paroles, nous avons fait mémoire. La conférence du père Desbois sur l’état actuel de ses travaux nous a rappelé à quel point l’Europe avait sombré dans la sauvagerie.
Nous nous souviendrons tous du chant gai à la synagogue de Rennes, nous rappelant que la vie était là comme une sainte obligation de revenir à la joie après le deuil. L’insertion de la mémoire de la Shoah dans cette session démontre que le service diocésain qui l’organise a bien compris toute la place que cette mémoire occupe dans le dialogue interreligieux. Il est néanmoins urgent de penser une manière nouvelle d’en parler en évitant de susciter une culpabilité qui serait comme un écueil entre nous. Une question perdure et elle est obsédante : pourquoi le peuple juif ? Les historiens disent comment, non pas pourquoi. Parler de la brutalité des faits suscite généralement des réactions de défense, et s’il faut en prendre connaissance, il faut aussi en dire autre chose. Nous savons tous que « plus jamais ça » est désormais une expression galvaudée. Il est grand temps de penser une parole que nous porterons ensemble et que nous pourrons dire au monde. Le père Dujardin amorce la question dans son livre : « L’Eglise catholique et le Peuple juif, un nouveau regard » [1]. Il parle à la fois en historien et en théologien. La Shoah reste pour nous une grande souffrance, comme une béance à l’intérieur de nos êtres, dans laquelle nous risquons encore à tout moment de tomber. Un soir à La Hublais, nous avons écouté un duo de jeunes chanter en Yiddish, rappelant cette mélodie d’un monde englouti dans la barbarie, attestant de toute sa richesse et de l’immensité de notre perte. Nous n’avons pas à nous approprier la souffrance des victimes, ou celles des survivants, mais à en tirer des leçons de vie quand elles peuvent encore être données. C’est ce travail remarquable qu’a fait Magda Hollander-Lafon auprès des jeunes présents à la session, les rendant attentifs au pouvoir des mots, destructeurs ou porteurs de vie, de richesse et de sens, et avant tout à l’unicité de chacun d’eux.
J’en arrive à la conclusion. Nos traditions diffèrent, mais ne s’affrontent plus. Les contributions du Pasteur Florence Taubmann et de Sandrine Caneri, chrétienne orthodoxe, nous ont montré toute la richesse du Christianisme. Le Judaïsme connaît des courants divers mais pas de schismes. Toutes les divergences s’expriment donc au sein même du peuple Juif avec en plus l’agnosticisme et l’athéisme. Ne pas voir l’autre, dans son uniformité, oblige à prendre connaissance de la subtilité de la différence. Des mots qui nous sont familiers changent de sens : orthodoxe, traditionaliste, réformé ou libéral ne veulent pas dire la même chose selon que l’on est Juif ou Chrétien. Cela peut déstabiliser un temps, voire induire une crispation due à la peur de perdre ses repères. Il ne s’agit pas là de la déchirure de l’origine entre Juifs et Chrétiens mais au contraire d’un apaisement qui consiste à retisser la trame de nos relations avec bien plus de fils qu’avant. Nos vocations sont différentes. C’est en vérifiant cette différence et en la nommant que nous pourrons reconnaître la richesse infinie de chacune d’elle.
LA, 3 septembre 2012
Au sujet de la session de la Hublais sur notre site :
– Philippe Loiseau : Jésus « hors la Loi » ?
– A Rennes, chrétiens et juifs apprennent à mieux se connaître
– Michel Remaud : "De Sion sort la Tora"
– Florence Taubmann : Discours à la synagogue de Rennes le 18 juillet 2012
– Découvrir le Judaïsme : La Hublais du 17 au 22 Juillet 2012