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« Comment la terre d’Israël fut inventée. De la Terre Sainte à la mère Patrie » de Shlomo Sand

Flammarion (12 septembre 2012) ; 22,50 €
Compte-rendu de Mireille Hadas-Lebel

Fort du succès international de son précédent ouvrage Comment le Peuple juif fut inventé, Shlomo Sand, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Tel-Aviv récidive avec Comment la Terre d’Israël… . Pourquoi renoncer à une recette qui a si bien marché ?


De prime abord, l’argument de ce livre à prétention scientifique, paraît essentiellement sémantique, puisqu’il part de l’utilisation de l’expression Eretz Israël (la terre d’Israël) à travers les âges. Cette appellation qui exprime l’attachement séculaire des Juifs envers la terre biblique désignerait une réalité qui n’a tout simplement jamais existé et qui, selon l’auteur, ne servirait qu’une idéologie récente, le sionisme. Il est vrai que le Pentateuque ne connaît en effet que le « Pays de Canaan » et attribue des contours mal définis à la terre promise aux patriarches. L’auteur ajoute que le royaume de David (généralement daté du début du Xème siècle) est imaginaire puisque, selon une thèse à la mode, il n’y aurait jamais eu de « royauté unifiée » englobant toutes les tribus. Quant au royaume détruit en -587 par le roi babylonien Nabuchodonosor, il s’appelait « Royaume de Juda » et il y eut plus tard une « Judée » jusqu’au dernier soulèvement juif contre Rome (132-135).
Constatant que l’expression Eretz Israël apparaît dans la littérature rabbinique à partir du IIème siècle, Sand conclut que dès lors, il s’agit d’un souvenir mélancolique sans contenu réel qui n’implique aucune volonté de retour. Au XIXème siècle, « les sionistes » (toujours eux !) ont osé reprendre cette terminologie rabbinique d’Eretz Israël pour prôner le retour à cette partie de l’empire ottoman qui, entre temps, avait reçu l’appellation de « Palestine » (les pays des Philistins selon l’étymologie). L’auteur eût sans doute voulu que les Juifs adoptent ce nom de Palestine qui avait été délibérément imposé par l’empereur Hadrien en l’an 135 – en représailles à la révolte juive de Bar Kohba contre l’occupation romaine, afin d’effacer tout souvenir de la Judée, terre des Judéens ou Juifs – de même qu’« Aelia Capitolina » (en référence à l’empereur et à Jupiter Capitolin) devait se substituer au nom de Jérusalem. Faut-il vraiment ajouter que tout lecteur de la Bible, juif ou chrétien, sait situer la Terre promise, quelle qu’en soit la délimitation exacte et quel que soit le nom qu’on veut bien lui donner.

Le sujet de la terminologie aurait pu à la rigueur donner lieu à un article de quelques pages, montrant l’apparition d’une expression et ses usages ultérieurs, dénonçant éventuellement les usages anachroniques, auxquels n’échappe pas le nom de Palestine ainsi sans doute que bien d’autres noms géographiques. Mais l’objectif de l’auteur va bien au-delà. Pour faire un livre, il fallait étoffer son propos. C’est pourquoi, l’auteur inclut un chapitre sur l’évolution de la notion de patrie et un autre sur le sionisme chrétien en Angleterre, qui ont toutes les allures d’un réemploi de cours professé en Faculté. On y apprend notamment que la notion grecque de patris (l’auteur s’obstine à utiliser l’accusatif grec patrida) a reçu bien des interprétations différentes avant l’avènement de la nationalité et de la patrie « super star » (on appréciera) des XIXème et XXème siècles, dont fort heureusement le post-modernisme a fait justice.
Les chapitres 2 et 4 concernent l’un l’histoire antique et médiévale, l’autre l’histoire moderne et contemporaine d’Israël. S’il fallait en relever les approximations, les omissions, les interprétations douteuses, le ton constamment agressif et malveillant, le présent article lasserait l’attention du lecteur.
Par un retournement surprenant et, gageons-le, purement tactique, le très laïc Sand cherche, tout au long de ces deux chapitres, des alliés dans la tradition rabbinique juive. Il souligne que les rabbins du Talmud (Ier - IVème siècle) n’ont jamais parlé de patrie (et pour cause, si cette notion est née au XIXème siècle !), qu’ ils ont enjoint de ne pas retourner à Sion « en masse » (ce conseil d’une partie d’entre eux, mu par une prudence bien compréhensible en des temps difficiles, n’excluait donc pas les retours individuels) ; que le grand Maïmonide interdit de « hâter la fin » (cette expression reprise du Talmud vise à éviter l’aventurisme eschatologique qui avait entraîné la terrible répression romaine). Est-on certain que les Juifs de l’Antiquité n’aient pas ressenti quelque amour de la patrie quand ils revendiquaient leur liberté nationale ? Sand paraît ignorer que la fête de Hanoucca selon l’historien du Ier siècle Flavius Josèphe, était vécue comme fête de libération nationale (« car la liberté avait brillé pour nous de manière inespérée »), que les insurgés contre Rome étaient animés, toujours selon Josèphe, d’un « invincible amour de la liberté », que Maïmonide, à la suite de plusieurs maîtres du Talmud, envisage l’ère messianique comme un temps où Israël ne connaîtra plus la sujétion (sur quelle terre sinon la sienne ?). Parlant de Juda Halévi qui, d’Espagne, écrivit le poème « mon cœur est en Orient », Sand répète à deux reprises qu’il mourut « en chemin vers Jérusalem », omettant sciemment la tradition (fût-elle même légendaire) selon laquelle il aurait été piétiné par un cavalier arabe dans la ville même. Tout en reconnaissant ici ou là que les circonstances économiques, politiques, les dangers encourus, rendaient fort difficile le retour à Sion, Sand se complaît à évoquer le refus « obstiné » des Juifs à rejoindre la Terre Sainte (même en pèlerinage à la différence des Chrétiens) et passe prudemment sous silence l’enthousiasme du retour qui saisit les partisans de Sabbataï Tsvi et les poussa à abandonner tous leurs biens pour suivre leur « Messie » en Terre promise. A aucun moment, Sand n’évoque l’existence précaire et misérable des dhimmis juifs des quatre villes saintes (Jérusalem, Hébron, Safed, Tibériade) où une présence juive était pieusement maintenue par les dons des fidèles de la diaspora. Les récits des voyageurs occidentaux du XIXème siècle ne manquent pas de témoignages sur les exactions et les humiliations quotidiennes qu’ils subissaient de la part de la population locale, mais ces textes ne méritent apparemment pas de retenir l’attention de l’auteur.

Pour démontrer la thèse « révolutionnaire » (qu’il partage avec les ultra-orthodoxes de Méa Shéarim !) selon laquelle « le sionisme ne s’inscrit aucunement dans la continuité du judaïsme dont il est la négation » (p. 322), l’auteur fait curieusement silence sur toutes les traditions qui s’expriment notamment dans la liturgie quotidienne, y compris les actions de grâces après le repas, où la mention de la terre est constamment présente. De fait, l’ultra-orthodoxie juive s’est opposée au sionisme non parce qu’elle ne veut pas du retour à Sion mais parce que, selon elle, ce retour ne doit s’effectuer que sous la houlette du Messie. En revanche, l’auteur mentionne à peine la pensée du Rav Kook qui, au début du XXème siècle, a souligné l’enracinement dans le judaïsme du lien avec Eretz Israël.

Que Sand se rassure, les personnes peu informées seront séduites par sa fausse érudition, et les milieux bien pensants continueront ici et ailleurs à le considérer comme un personnage éminent éthique, puisqu’il fait sien le narratif palestinien. Certes, il lui manque la palme du martyre : il occupe toujours une chaire d’histoire à l’Université de Tel-Aviv, sans que les « sionistes », qu’il dénigre à longueur de pages, songent même à l’en déloger.

Mireille Hadas-Lebel

A lire en complément :
Le peuple juif est-il une invention ? Beaucoup de bruit pour peu de chose , un commentaire très détaillé de MIREILLE HADAS-LEBEL sur l’autre livre de Shlomo SAND : Comment le peuple juif fut inventé ? De la Bible au sionisme., paru dans la revue COMMENTAIRE, N° 128, HIVER 2009-2010

Le peuple juif est-il une invention ? Beaucoup de bruit pour peu de chose