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Liliane Apotheker : "Le nouvel antisémitisme est arrivé, il est temps d’agir"

Les évènements récents ont montré que l’antisémitisme prend de nouvelles formes : on peut rire de la Shoah, on peut afficher sa haine des juifs. Réaction de Liliane Apotheker face à cette réalité alarmante.

Le nouvel antisémitisme est arrivé, il est temps d’agir.

Ce qui peut-être, différencie l’antisémitisme des autres formes de haine, c’est qu’il est de tous les temps et qu’à chaque génération il prend une forme nouvelle. Son dernier avatar a trouvé en France un terrain fertile dont on ne peut que s’étonner.

Comment dans notre pays des droits de l’homme, le premier à avoir émancipé les Juifs, en sommes-nous arrivés au succès médiatique et commercial de Dieudonné ?

Les raisons sont certainement multiples : la conjoncture économique, le recul des valeurs républicaines, la perte des repères dans un monde globalisé, la question de l’Europe incomprise par certains de nos concitoyens, en bref un système qui paraît en panne. Et puisque le système ne fonctionne pas, soyons antisystèmes, et puisque les juifs incarnent le système car ils sont influents, banquiers, politiques, journalistes, décideurs, soyons anti-juifs. En bref : les Juifs dehors, c’est la solution à tous les maux.

On a toujours besoin d’un bouc émissaire, et celui-ci est facile à trouver, puisque depuis des millénaires c’est toujours le même, pourquoi donc se fatiguer à en chercher un autre ?

Et d’ailleurs une fois celui-ci désigné, il n’y a pas non plus à se fatiguer pour en parler, la rhétorique est prête. Il suffit de puiser dans l’ensemble du lexique de cette haine, et dans le matériel tout prêt des Protocoles des Sages de Sion ou de l’idéologie nazie pour argumenter.

Convaincre avec des arguments infondés mais simples est facile quand les interlocuteurs sont déstabilisés et ne demandent qu’à en rire à gorge déployée.

Alors certains disent qu’il est temps de penser à partir avant qu’il ne soit trop tard. On peut le comprendre tant est grande la crainte de voir se reproduire ce qui est encore dans notre mémoire vivante. De plus cette haine a fait en France quatre victimes, elle est donc passé à l’acte, ne choisissons pas de l’ignorer.

Mais n’est-il pas impératif aussi de penser, de discerner ce qui est différent et permet de ne pas désespérer ?

L’élément le plus important est à mon avis que le peuple juif n’est plus seul comme il l’a été. Les Eglises Chrétiennes ne font plus partie du problème, puisqu’elles combattent elles-mêmes et de l’intérieur l’antijudaïsme qui a malheureusement constitué leur attitude jusqu’à récemment. Bien au contraire et il faut l’affirmer, elles peuvent aujourd’hui faire partie de la solution.

Nous savons à l’AJCF combien l’enseignement de l’estime est une éducation juste qui fait de nous de meilleurs Juifs et de meilleurs Chrétiens. C’est par l’éducation qu’on peut inoculer un vaccin durable contre la haine. L’action de l’AJCF dans sa participation aux sessions diocésaines de La Melleray, La Hublais, et cet été Angers, est remarquable car elle permet à des centaines de personnes de s’instruire, de prendre connaissance du Judaïsme par la voix de personnes juives et chrétiennes qui viennent enseigner et témoigner. Cette action permet la rencontre, dont on sait combien elle est un antidote puissant à l’ignorance, cette ignorance trop souvent susceptible d’être réceptive à la haine.

Seulement voilà, le public de Dieudonné ne viendra pas à Angers cet été, c’est certain. Nous sommes peut-être en présence d’un phénomène nouveau, un antisémitisme de la société civile qui opère dans des communautés électives sur internet, par des spectacles sur YouTube, sur des terrains de foot, pour ne citer que ces lieux-là. Les Juifs n’en sont d’ailleurs pas la seule cible, d’autres religions et aussi le Christianisme sont également visés. Le racisme ordinaire, l’homophobie se développent aussi.

Ces communautés élaborent d’ailleurs un langage codé, instaurant une reconnaissance et une appartenance par des signes distinctifs, et peuvent ainsi réunir des gens qui par ailleurs ne partagent pas grand chose, créant ainsi comme une « France cimentée par le racisme et l’antisémitisme » comme le dit Alain Finkielkraut dans un article publié sur le site du Crif en réaction à l’affaire Dieudonné. Sans vouloir alimenter la polémique à ce sujet, il faut bien constater que les autres liens sociaux se sont considérablement affaiblis.

Nous sommes dans une ère de la profanation, constatait Mgr André Vingt-Trois récemment. Je pense que c’est vrai, même si cela ne me console pas d’être en si bonne compagnie.
Cette volonté de profanation prend pour cible la Shoah et l’attaque avec une violence inouïe.
"Une chose est de dire : le malheur juif a tracé la voie et a permis de penser le nôtre, une autre est d’affirmer qu’il occulte notre misère et doit être évincé. Les mémoires blessées entrent en concurrence au nom de l’affront maximal", écrivait Pascal Bruckner début janvier dans Le Monde. Ce racisme primaire qui sévit a bien sûr d’autres cibles, mais il me semble que faire rire de la Shoah à gorge déployée constitue pour ces protagonistes de la haine la profanation ultime du tabou le plus grand de ces dernières décennies. En attaquant cette mémoire sacralisée car si douloureuse on propose à la foule un exutoire a nul autre pareil. Il ne faut pas sous-estimer cette jouissance collective, ni ce qu’elle exprime.
Elle ne se greffe pas sur l’ignorance, car la Shoah est au programme de l’Éducation nationale, car les instances commémoratives sont nombreuses et car la littérature, le cinéma et la télévision la rappellent à notre conscience régulièrement. La brutalité des faits est connue de tous.

La concurrence des mémoires est devenue banale tant elle est fréquente, mais elle n’est pas du fait du Judaïsme. Penser la Shoah permet de réfléchir au mal et à son omniprésence dans l’histoire humaine. Le Camp des Milles, pour ne citer que ce lieu-là et à titre d’exemple, inscrit, comme le font d’autres lieux de mémoire d’ailleurs, la Shoah dans une réflexion plus large sur le génocide. Le public qui en rit ne peut s’en prendre qu’à lui-même et ne s’intéresse pas forcément plus à d’autres victimes, même lorsqu’il invoque la souffrance palestinienne. Dieudonné le dit très clairement : les Juifs veulent dominer le monde, donc pas seulement la Palestine. Si l’antisionisme n’est pas toujours perçu par un public large comme de l’antisémitisme recyclé, cette fois le doute n’est pas permis : il s’agit ici d’une haine brute, détachée de ce qui se passe en Israël/Palestine. D’ailleurs le ralliement fort de la classe politique à la combattre en est la preuve.

Cette haine s’appuie sur le négationnisme en adoptant une phraséologie extrêmement dangereuse : « Je suis né en 1966, donc les Juifs, les Allemands… je suis neutre », dit Dieudonné devant son public. C’est contre cette neutralité déclarée qu’il faut lutter, car elle provient d’une falsification de l’histoire. Chacun peut choisir ses opinions, mais on ne peut pas choisir des faits ! Il faut revoir le débat hallucinant entre Alain Finkielkraut et Plantu, accessible sur YouTube, pour comprendre jusqu’où peut aller cette complaisance à l’égard du négationnisme et rappeler aussi qu’il a été initié par les Nazis eux-mêmes qui ont essayé d’effacer les traces de leur barbarie (destructions à Auschwitz-Birkenau), avec pour objectif de ne laisser à la postérité qu’un musée dédié à une race disparue (Prague).

La culture ne protège pas de la barbarie, l’histoire de l’Allemagne l’a prouvé. On ne peut pas rester indifférent à ce qui se passe dans notre pays, même si des lois existent pour interdire les propos diffamatoires et haineux. L’antisémitisme est une pathologie de la société, il est toujours là, à chaque génération il renaît et l’expression de « ses cendres » fait frémir. Il a trouvé aujourd’hui des nouvelles modalités d’expression et de propagation. Il nous faut poursuivre avec vigueur et vigilance notre lutte pour l’éducation des mentalités. L’estime qu’espérait Jules Isaac est un programme maximum, car si de manière constante 20% de la population dans nos vieux pays européens est antisémite, il reste un large contingent de personnes indifférentes qui laissent faire. C’est précisément ce groupe-là qu’il faut cibler, la haine ne doit pas faire rire, la cruauté ne doit pas susciter des gestes de ralliement qui font honte à qui les propagent. Les reproches fusent trop souvent à l’égard du peuple juif, toujours victime aux yeux des uns, bourreau pour les autres, et avec pour objectif de le rendre responsable de ce qui immanquablement lui arrive : se retrouver sur le banc des accusés.

Je sais ce que c’est de se retrouver face à des propos antisémites et de les combattre seule devant un public dans l’ensemble bienveillant à mon égard, mais passif. J’ai le sentiment quelquefois que les gens pensent que les Juifs sont forts et qu’ils peuvent tout supporter et tout encaisser.
Croyez-moi, c’est faux. On n’encaisse pas des horreurs sans que cela nous affecte en profondeur. Nous avons besoin de pouvoir sortir de ce sentiment de solitude.

En 2013, des étudiants à La Rochelle ont participé à la mise en scène d’une pièce antisémite décrivant l’avarice et la richesse d’une banque appelée Goldberg, une multinationale juive répugnante. Lorsque Michel Goldberg, maître de conférence à la même université dénonce cette initiative, il se retrouve vite seul et stigmatisé. On lui reproche de ne pas avoir su accéder « au second degré »… . Cette affaire est décrite et étudiée dans le numéro 25 des Etudes du Crif, paru en octobre 2013.

Le père Desbois a choisi l’antisémitisme comme thème de sa session de formation à Ecully cette année (session organisée par le SNRJ du 14 au 16 mars 2014), sa clairvoyance est grande. Il est temps de réfléchir ensemble, d’informer et de mobiliser les « armes de l’esprit ».

Liliane Apotheker , membre du comité exécutif de l’ICCJ, le 6 février 2014