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"Le Corps de l’Église" du P. Michel SALES : une Recension de Jean Massonnet

Michel Sales, Le corps de l’Église. Suivi de Pour introduire à la lecture de la Promesse du cardinal Lustiger, (Communio), Parole et Silence, 2010, 322 p.

Recension de Jean Massonnet, ancien directeur du CCEJ, Centre Chrétien pour l’étude du judaïsme de l’UCLy, pour Théophilyon, la Revue des Facultés de Théologie et de Philosophie de l’Université Catholique de Lyon,


publié avec l’accord de la revue, à paraître dans le n° XVI-1, 1er semestre 2011

Plusieurs études déjà éditées sont rassemblées dans ce volume. Une réflexion sur l’Église en relation étroite avec le mystère d’Israël en offre la cohérence générale. Le chapitre premier, le plus important aux yeux de l’auteur, paraît pour la première fois. Il s’ouvre par l’affirmation d’un « lien intrinsèque d’origine » entre le peuple juif et l’Église du Christ. Les autres chapitres poursuivent la réflexion, plus centrée cette fois sur l’Église en tant que telle : sa relation aux cultures, le principe théologique de la catholicité qui la caractérise, sa vocation à la sainteté alors qu’elle est constituée de membres pécheurs, sa vocation à l’unité malgré le péché qui divise. Une deuxième partie, moins longue (p. 257-311) est consacrée à une introduction à la pensée du cardinal Lustiger, où la thématique d’Israël revient avec force.

Outre l’auteur lui-même et le cardinal dont il nous entretient, un troisième personnage est présent qui inspire la réflexion des deux premiers : le Père Gaston Fessard vu sous l’angle de sa conception du peuple juif. Ce religieux jésuite, auteur de positions courageuses pendant la dernière guerre mondiale, a cherché à situer Israël dans le cadre très vaste d’une vue de l’histoire investie par le dessein divin rédempteur. Dans le schéma de la p. 111 qui reprend le devenir du monde de alpha à ômega il expose la situation avant et après le Christ en représentations inversées. Avant le Christ, temps de l’Ancien Testament, l’humanité se partage entre Juif élu et païen idolâtre ; après le Christ, le tableau se retourne pour exposer le temps du Nouveau Testament où le païen converti s’oppose au Juif incrédule. Les deux mondes se rejoignent dans la perspective ômega que maintient fermement ce théologien en excluant une reconnaissance de Jésus Christ par tout Israël qui aurait lieu « dans l’histoire » (p. 270). On devine ce qu’il peut y avoir de dangereusement systématique dans cette présentation interprétée sans nuances. Mais tel n’est pas le cas dans la pensée de G. Fessard. Ces quatre catégories peuvent être interprétées subjectivement en tant qu’elles représentent des types d’homme. Le chrétien par exemple peut se considérer comme juif élu ou, s’il songe à son accueil du Christ, comme païen converti alors qu’en face de lui « les croyants sont soit païens idolâtres, s’ils ignorent encore la révélation du Christ, soit Juifs rejetés, si l’ayant d’abord connue, ils sont devenus incrédules » (citation de G. Fessard, p. 306). Mais la mise en relief très forte de l’événement christologique au centre de l’histoire, à l’articulation d’un avant et d’un après, au point ou s’inverse le rapport entre deux type d’humanité, conduit à tout soumettre à son influx, le Juif y compris. C’est ainsi que le christianisme « est le judaïsme accompli et pleinement réalisé, (il est) la plénitude du judaïsme de sorte qu’y aspirant pour ainsi dire naturellement, toute âme juive devrait en dernier ressort trouver dans la foi chrétienne le seul air spirituellement respirable pour elle… » (p. 56). Le dernier des goyim (païens convertis) est autorisé « à annoncer aux membres du peuple élu l’extraordinaire Bonne Nouvelle de l’accomplissement en Jésus-Christ de toutes les promesses qui leur avaient été faites ainsi qu’à leurs pères, et à prier pour qu’ils croient en lui ». (p. 57).

On ne voit pas comment un tel schéma peut se prêter au dialogue judéo-chrétien aujourd’hui souhaité. La perspective de l’accomplissement, que l’on peut contempler comme centrale dans la personne du Christ, demande à être reportée dans sa dimension eschatologique dès lors que l’on considère le devenir d’Israël et celui de l’humanité. L’élection d’Israël demeure en tant que telle, et rien ne sera accompli tant que tout Israël n’aura pas atteint, en tant qu’Israël, la plénitude à lui promise. Mentionnant le passage de Romains où Paul envisage la réintégration des Juifs comme « une vie d’entre les morts » (Rm 11,15), l’auteur n’insiste pas sur l’orientation eschatologique finale que suggère ce verset (p. 59). L’accomplissement de l’Église pérégrinante est en attente du « plérôme » des Juifs (Rm 11,12). Reconnaître cela met l’Église dans une situation de dépendance qui lui permet d’exorciser une conception d’elle-même par trop globalisante, voir triomphaliste. La présentation de l’Église catholique dans cet ouvrage offre le flanc à cette tentation. La forte insistance sur le rôle de Pierre et de son successeur le donnerait à penser, ainsi que la mise en garde à l’égard des théologiens qui « jugent la Parole de Dieu et de son Vicaire sur la terre au lieu d’accepter d’être jugés par elle » (p. 239), où à l’égard des exégètes qui tentent en vain de camoufler le tranchant de l’Évangile par des « gloses plus ou moins subtiles » (240).

Il faut cependant souligner avec quelle force l’auteur insiste sur « le lien intrinsèque d’origine » entre le peuple juif et l’Église, reconnaissance qui est « une exigence interne de la conscience chrétienne et une condition nécessaire pour accéder à la compréhension du mystère de l’Église » (p. 13). L’idée que la prière de l’Église, celle des psaumes en particulier, est une prière d’Israël et pour Israël est suggestive (p. 32-33).

La partie consacrée au cardinal Lustiger offre une réflexion approfondie sur la nature de l’antisémitisme ainsi que des éléments biographiques précurseurs de l’édition de La Promesse (2002). Dans la rencontre entre des représentants de la hiérarchie catholique et des leaders juifs de l’orthodoxie la plus rigoureuse à New York en 2004, le cardinal voit la concrétisation de souhaits exprimés deux ans auparavant. Les dernières pages de l’ouvrage (p. 295-309) développent la pensée de G. Fessard à l’aide de textes dus à sa plume.

Jean Massonnet