Accueil > Documentation > Culture > Lectures > Livres > Michel REMAUD, Évangile et tradition rabbinique,

Michel REMAUD, Évangile et tradition rabbinique,

Michel REMAUD, Évangile et tradition rabbinique, Nouvelle édition revue et augmentée, Préface d’Anne-Marie Pelletier,
Lessius, 2018

Ce livre du Père Michel Remaud fait suite à un premier ouvrage, paru en 2003, sous le même titre, mais revu et augmenté. Parmi les 18 chapitres de l’ouvrage, quatre sont inédits : les chapitres VIII, IX, XII et XVII. L’auteur livre dans ce volume de 269 pages une part de ce qu’une étude de plusieurs décennies lui a révélé des liens vitaux qui relient les textes de la Bible chrétienne aux commentaires juifs de la Bible hébraïque.

Il s’agit en effet d’un lien vivant qui met en rapport plus que des textes avec des textes, mais la pensée d’auteurs du Nouveau Testament avec celle de commentateurs juifs de leurs propres Écritures, antérieurs, contemporains, où même postérieurs — ce dernier point peut paraître paradoxal, mais il peut être éclairé par l’image de deux plantes qui surgiraient de la même racine, dont l’une plus développée avec le temps révélerait le sens de ce qui n’apparaît que comme indices dans la plus jeune. Tout cela pour dire que cette étude n’est pas une investigation archéologique de strates littéraires — qui ont leur intérêt en soi — mais la mise en relation de deux mondes vivants, enracinés dans le même terreau, en recherche d’un sens qui mettra en valeur soit des éclairages mutuels, soit des oppositions propres à définir la personnalité de chaque tradition, mais toujours sur la base d’un sens partagé de la Parole de Dieu et de son interprétation.

Les démonstrations sont claires, fouillées, argumentées, nuancées, régulièrement illustrées par des textes de la tradition rabbinique mis en rapport avec des motifs du NT. Le lecteur déjà au fait de la tradition rabbinique appréciera la mention des références bibliographiques qu’il pourra lui-même aller consulter. Mais le simple chrétien un peu curieux d’aller au-delà d’oppositions simplistes entre Ancien et Nouveau Testaments trouvera là de quoi alimenter son désir de connaître et d’approfondir. Parmi ces oppositions simplistes et dangereuses, signalons la confrontation entre ancienne et nouvelle alliance, la nouvelle annulant l’ancienne. Il est certes plus difficile de maintenir ces deux alliances dans leur relation vivante et cohérente, mais combien plus enrichissante et qui, de surcroît permet de rester fidèle au dynamisme de la Parole de Dieu.

Je ne pourrai qu’évoquer la variété des approches offertes dans cet ouvrage. Si cela donne au lecteur le goût d’aller plus loin, le but sera atteint. Le premier chapitre donne des indications toujours utiles pour l’utilisation des sources juives, entre autres, ne pas confondre l’âge d’une tradition avec celui du corpus dans lequel elle est insérée. L’anachronisme est une erreur à éviter ; par exemple, Jésus n’a pas pu faire sa bar mitzva, puisque celle-ci n’est pas attestée avant le 15e s. ! Surtout, il faut éviter de « réduire l’approche du judaïsme à son aspect utilitaire » (p. 32). Certes, le chrétien en tire du bénéfice, mais il faut aller plus loin. C’est pour cela que Michel Remaud s’efforce de partir de la tradition juive pour arriver au Nouveau Testament. En réalité, cette dernière méthode est beaucoup plus riche, car elle oblige à scruter le dynamisme profond de la Parole de Dieu donnée au Sinaï, et à parcourir le chemin qu’elle a emprunté pour conduire à la révélation chrétienne.

Voici maintenant quelques perles de ce collier auquel pourrait être comparé le livre de Michel Remaud, le cordon du collier étant signifié par le titre Évangile et tradition rabbinique.

Lorsque Jésus déclare que « pas un yota, pas un petit trait ne disparaîtra de la Loi » (Mt 5,18), il fait écho à l’infini respect des lettres de l’Écriture dont est témoin la tradition rabbinique, et, surtout, « en affirmant que ses paroles ne passeront pas (Mt 24,35) il place son propre enseignement sur le même plan que la Tora » (p. 46, note 22). On suivra avec intérêt les pérégrinations de l’âne (avec un article !) en partant de Moïse pour passer par Abraham et finir avec le roi Messie qui le montera, et l’on verra comment ce brave animal est témoin de la continuité de l’histoire de la rédemption (ch. 3). Une fonction semblable est attribuée à Serah fille d’Asher (Gn 46,17) d’une longévité telle qu’elle est la mémoire du peuple et qui pourrait évoquer la prophétesse Anne de Lc 2,36, « de la tribu d’Asher, très avancée en âge » (ch. 5). Les guérisons de Jésus ne sont pas seulement des actes de bienveillance, mais peuvent se comprendre sur le fond des pèlerinages, lorsque l’on montait au Temple « pour voir Dieu » ce qui était difficile pour des boiteux et impossible à des aveugles ; une tradition les en dispensait. En revanche, une autre tradition raconte que Dieu avait guéri tous les infirmes pour qu’ils puissent participer au don de la Tora (ch. 4, p. 66).

Le lecteur trouvera de riches traditions sur le « Moi » de Moïse et celui de Jésus dans l’évangile de Jn (ch. 6), sur les eaux du puits qui, dans leur jaillissement, accompagnent les Pères dans leurs pérégrinations à travers le désert et que Jésus promet à la Samaritaine (ch. 7). Lorsque Moïse frappe le rocher lors de l’épisode des eaux de Meriba (Nb 20), il en sort du sang et de l’eau ; on verra comment cela peut être mis en résonance avec le sang et l’eau qui sortent du côté transpercé de Jésus (Jn 19,34) (ch. 8).

Dans la littérature paulinienne les points de rencontre entre le christianisme naissant et le judaïsme sont nombreux et souvent marqués par la polémique. Le refus par Israël de la prédication de l’Évangile gagne à être lu sur le fond des traditions juives qui rapportent la relation des nations à Israël sur fond de la Parole donnée au Sinaï. Cela entraîne un jeu de jalousie, voire de haine, mêlé aussi à de l’attirance. Paul inverse les situations : alors que seul Israël a accepté la Tora au Sinaï, et que les nations l’on refusée, ces dernières acceptent l’Évangile refusé par Israël. Vu sur fond de tradition juive, ce débat prend une dimension qui oblige à se tourner vers sa résolution à venir, lorsque la jalousie des juifs, succédant à celle des nations contre Israël, entraînera une saine émulation (ch. 11). Toujours en relation avec littérature paulinienne, sont exposés les thèmes suivants : la conversion des païens opposée au salut d’Israël sur fond de la résistance du prophète Jonas à sa mission (ch. 12), la consigne de ne pas recourir aux tribunaux païens sur fond de la conscience juive de la seule Tora divine comme recours autorisé (ch. 13), ainsi que le « troisième jour » se référant non seulement à la résurrection du Christ, mais à l’ensemble de l’Écriture, comme expression du don de la vie (ch. 14).

La pratique juive de la circoncision est un rite dont les chrétiens sont tentés de ressentir fortement l’étrangeté. Cependant, lors de la Pâque, l’ange voit appliqué sur le montant des maisons des hébreux le sang de l’agneau et celui de la circoncision, « le sang de l’alliance et celui de la Pâque » selon une tradition, le sang de l’alliance étant celui de la circoncision. Dans un débat d’Isaac avec son demi-frère Ishmaël, ce dernier se vante de l’emporter car il s’est offert au rite de la circoncision alors qu’il avait treize ans, alors que qu’Isaac fut circoncis huit jours après sa naissance. Isaac répond alors qu’il est prêt à offrir tous ses membres, et plus précisément, selon une autre tradition, tout son sang. Aussitôt Dieu convoque Abraham à offrir son fils sur le mont Moriya, et ainsi la mort d’Isaac devient une « ratification de sa circoncision ». La circoncision est identifiée à un sacrifice d’alliance et la tradition chrétienne n’a pas manqué de rapporter le sacrifice du Christ à celui d’Isaac. En Ep 2,11-14 Paul écrit : « Souvenez-vous donc qu’autrefois, vous qui portiez le signe du paganisme dans votre chair, vous que traitaient d’“incirconcis” ceux qui se prétendent les “circoncis”, à la suite d’une opération pratiquée dans la chair, … vous étiez sans Messie, … étrangers aux alliances … Mais maintenant, en Jésus Christ … vous avez été rendus proches par le sang du Christ … dans sa chair, il a détruit le mur de séparation, la haine ». « Les chrétiens sont désormais associés au peuple élu, grâce à la chair et au sang du Christ, c’est-à-dire grâce à cette circoncision totale que constitue la mort » (p. 205). Enfin, la haine a disparu non parce que « l’alliance avec Israël aurait été abolie, mais parce que, dans le Christ, elle est désormais étendue à toutes les nations » (p. 207) (ch. 15).

Enfin, lorsque l’auteur de l’épître aux Hébreux présente Jésus comme « initiateur » ou « pionnier archègos de la foi » (He 12,2), cela évoque pour celui qui connaît la tradition juive l’image d’Abraham, « tête de la foi ». L’auteur de l’épître devait connaître cette tradition qui lui permet de montrer Jésus comme reprenant toute la foi d’Israël pour la « mener à son accomplissement » (ch. 16). Deux autres passages du Nouveau Testament (He 11,17-19 et Rm 4,17-22) méritent d’être lus à la lumière des traditions qui montrent qu’Isaac connut la résurrection des morts lorsqu’il fut offert en holocauste sur le mont Moria (ch. 17).

Les explorations de la tradition rabbinique auxquelles Michel Remaud invite le lecteur permettent de mieux connaître et comprendre le Nouveau Testament. Ses auteurs n’avaient pas d’autres références que cette tradition pour établir la nouveauté du Christ. Cette relation permet de se trouver à l’aise avec de nombreuses expressions qui peuvent paraître déroutantes, car elles sont midrashiques. La lecture de ce livre exigeant aidera à mieux saisir comment la nouveauté chrétienne se comprend dans une relation vivante avec la pensée juive qu’elle ne contredit pas mais développe dans la ligne d’une nouveauté toujours à explorer. Concluons par une phrase de la dernière page : « Ceux qui affirment, un peu légèrement, que l’Ancien Testament est pour les juifs et le Nouveau pour les chrétiens donnent par là-même la preuve qu’ils n’ont pas lu le Nouveau » (p. 248).

Jean Massonnet