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Chroniques de Cracovie

Un témoignage personnel d’une adhérente de l’AJCF présente à la conférence de l’ICCJ à Cracovie en juillet 2011.

La conférence annuelle de l’ICCJ s’est déroulée cette année à Cracovie. J’avoue que j’y allais à reculons, Cracovie est la ville où mon père a vécu avant la guerre, où il a été enfermé dans le ghetto et ensuite déporté après avoir vu décimer presque toute sa famille. J’y allais pour y apprendre quelque chose de son histoire, pour approcher du lieu de la tourmente et combler le grand vide dans le récit familial dont je ne détenais que des bribes.

Ce voyage interrompu pendant 24 heures par un problème de connexion aérienne m’a fait passer une nuit à Francfort. Je me suis trouvé plongée dans cette triangulaire terrible : l’Allemagne, la Pologne et les Juifs. Pourquoi cette réticence à aller en Pologne, alors que je suis allée plusieurs fois en Allemagne ? La mémoire si douloureuse du Judaïsme polonais anéanti, seul 10% de rescapés des camps, l’atrocité du pogrom de Kielce en 1946 pratiqué à l’encontre des quelques survivants suite à une accusation de meurtre rituel, sans compter les récits insoutenables des crimes et spoliations pendant la guerre, tout cela était en moi. Il fallait émerger de ces sentiments si négatifs et essayer de s’ouvrir au travail admirable fait dans ce pays par des intellectuels polonais, des membres du clergé, pour la plupart des « Catholiques de Jean Paul II » et des Juifs restés en Pologne, survivants de la Shoah, déjudaïsés par le communisme et qui aujourd’hui retrouvent leurs racines et leur âme dans cette Pologne en cours de transformation.

Comprenez bien que je ne cherche pas à dire que tout va bien, que l’opinion dominante a basculé et qu’il n’y a plus aucun problème à évoquer la Shoah et ses séquelles sur place. Je ne sais pas quel est le poids de cet examen de conscience dans l’opinion polonaise, ni ce qui a changé dans les séminaires catholiques, mais j’ai conscience maintenant que la transformation de la Pologne est en route et que quelque chose de fondamental est à l’œuvre sur place.
La Pologne semble chercher son âme et pour une partie de sa population a pris conscience que cette âme était aussi juive.

Nous avons assisté un soir à une pièce de théâtre jouée au musée Juif de Cracovie par deux jeunes actrices polonaises. Le texte de la pièce a été écrit et mis en scène par une femme, rabbin libéral, originaire d’Israël et qui a choisi de participer à ce renouveau de la Pologne. Il raconte l’histoire d’une jeune fille en quête de son identité fragmentée, réveillée d’abord par une visite à Auschwitz pendant les vacances (!), ensuite par un jeune homme qui lui dit un jour qu’elle a une tête de juive, par un passant qui dit devant elle que l’épouse de tel ministre a une tête juive, et enfin par ce que l’histoire lui apprend, notamment que les Juifs sont des squelettes empilés dans des charniers. Cette accumulation fait qu’elle se demande ce que pourrait être une tête de Juif ? Avec l’aide de l’auteur, elle rassemble cette mosaïque si sombre de son passé et sa vie reprend sur une base nouvelle, réunissant ainsi les pièces éparses de ce puzzle. Cette histoire est à la fois le vécu de l’actrice qui apprend le secret de sa grand-mère mais aussi l’histoire de la Pologne aujourd’hui, en quête de son identité détruite et de sa population juive. Son absence est à présent perçue par certains comme une amputation.

D’autres événements sont venus augmenter ma réflexion.
Un jeune guide nous a fait visiter l’ancien quartier juif de Cracovie. Il avait beaucoup d’amour pour l’histoire de sa ville, de fascination pour cet « exotisme familier » qu’est pour lui le Judaïsme et a malheureusement fait preuve d’une grande ignorance nourrie de stéréotypes autant philo- qu’antisémite. Comment luttera-t-on contre ça ? Il y a certes un appétit de culture juive, de musique juive, traduit e.a. par l’organisation d’un festival qui attire des visiteurs du monde entier. Il n’y a presque plus de Juifs en Pologne, mais à Cracovie affluent un million de visiteurs par an, en quête d’un Judaïsme détruit, dont l’âme erre dans le quartier de Kazimiersz.

Jewish Woodstock : concert final gratuit rue Szeroka
Jewish Woodstock : concert final gratuit rue Szeroka


Ce festival ne nécessite aucune protection particulière, aucun dispositif policier lourd, on croit rêver ! Dans les cafés de ce quartier pittoresque résonne la musique Klezmer et abonde la cuisine traditionnelle des Juifs Ashkénazes, notamment le foie haché à la juive, et d’autres mets tous dits « des Juifs ». On peut se demander si l’appellation « Juif » est normale,touristique,folklorique ou nostalgique ? Des visites à Auschwitz sont proposées également, ainsi que d’autres à une mine de sel, et à Nowa Huta, la ville communiste. Signe obscène de notre temps, de notre société avide de consommation qui n’opère aucun discernement.

Comment imaginer que ce lieu emblématique de la Shoah puisse être ainsi inclus dans un périple touristique ? Mais que dirions-nous si ce lieu n’était pas visité, alors qu’il est à proximité de cette zone densément peuplée ? Comment résoudre cette impossible équation ?
L’enjeu de l’éducation à la mémoire dépasse ici tout ce que l’on peut imaginer.

Le Centre d’Études et de Prières à Auschwitz doit éduquer pour l’avenir en ne cachant rien du passé et en touchant les esprits et les cœurs. Les personnes qui y travaillent, notamment le père Manfred Deselaer, prêtre d’origine allemande, portent sur leurs épaules une responsabilité inouïe et font preuve d’autant d’abnégation que de courage. Ils trouvent leur soutien dans la confiance que leur font les instances de dialogue, les intellectuels et les membres du clergé, dans la volonté ferme d’œuvrer à une réparation du monde, un « Tikkoun Olam ».

Une dernière visite me conduira à Podgorze, le quartier situé sur l’autre rive de la Vistule, où était le ghetto établi en Mars 1941. Un grand poète Yiddish, Mordehai Gebirtig (auteur de « Es Brennt », « Il y a le feu » y a été assassiné en 1942. Aux abords de cette place, la pharmacie de l’Aigle, où Tadeusz Pankiewicz, juste des Nations, aidait les Juifs enfermés dans ce lieu d’étroitesse et de mort. La place est occupée aujourd’hui par de grandes chaises vides comme pour dire l’absence de ceux qui ne sont jamais revenus. Arrivée 5 minutes avant la fermeture du petit musée établi dans la pharmacie de l’Aigle, je n’ai pas pu le visiter. On m’a dit de revenir le lendemain. Il faut reconnaître que le lieu est peu connu,que les explications sont laconiques et les indications peu nombreuses.

Place de l’ancien Ghetto


Le plus grand défi pour la Pologne est de penser l’altérité. Elle est mal armée pour le faire. Elle a connu des partages successifs, et s’est considérée elle-même comme une terre christique, souffrant de son corps dépecé. Nous l’avons perçue, et la percevons encore comme le symbole de la Shoah et pendant la période communiste toute référence religieuse y était impossible. Cela fait vraiment beaucoup pour un pays. Son défi est aujourd’hui de sortir de l’étroitesse d’un nationalisme romantique, de considérer le pluralisme comme un projet d’avenir pour sa société, de s’inscrire dans la modernité et même d’être un phare pour la région et les pays avoisinants.

Synagogue Remuh

Je voudrais pouvoir être sûre que si demain une importante population juive se présentait aux portes de ce pays demandant à y vivre, elle serait bien accueillie. C’est Rabbi Moïse Isserles, dont la tombe est située au cœur du quartier juif de Cracovie qui donnât au nom de Pologne ce sens symbolique de « PO LIN » Pologne en Hébreu, et qui signifie « ici repose-toi » . Pas sûr me direz-vous ! Mais la Pologne fait face à son travail de mémoire, ce n’est pas une tâche facile.

J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour les personnes engagées dans cette démarche. J’admire leur courage et leur honnêteté. Si en France on ne peut plus évoquer la Shoah sans s’entendre dire qu’il est temps de tourner la page, en Pologne nous avons rencontré des personnes de secteurs très variés de la société attelés à la tâche. Il y a peut-être une forme de bénédiction à être venu aussi tard à ce dialogue entre Chrétiens et Juifs sur place et ce après avoir touché le fond de la haine et du ressentiment. Le passé est infiniment lourd, il y a de l’indifférence, de la méconnaissance et des préjugés, mais d’une certaine manière l’avenir de la mémoire de la Shoah se joue là-bas. Nous devons la porter ensemble, avec nos amis polonais, intellectuels, membres du clergé, rabbins venus participer au travail, ainsi que des Allemands venus réparer le mal fait par les nazis.

Je me suis aussi promenée dans la vieille ville, préservée pendant la guerre. J’ai visité le château, fait un tour sur la Vistule, en me demandant si la communauté juive de Cracovie faisait de même en son temps. Comment vivait cette communauté aujourd’hui disparue ? J’ai acheté des livres au musée juif de la ville, j’espère y trouver des réponses, retrouver un peu de l’histoire de leur vie et donner un visage à ces « têtes juives ». Je lirai tout, j’écrirai à tous mes nouveaux amis polonais qui m’ont dit que j’avais des racines en Pologne, et donc quelque chose à partager avec eux. Je ne sais pas encore si ce partage est possible, mais je découvre en moi le désir d’essayer.

L A., le 13 juillet 2011