Être responsable signifie être capable de répondre. Ce n’est pas seulement une question d’analyser les causes de la violence et d’en réfuter les logiques perverses, mais d’être prêt et actif à y répondre. C’est pourquoi, l’ennemi contre lequel il faut lutter n’est pas seulement la haine, sous toutes ses formes, mais, encore plus à la racine, l’indifférence ; parce que c’est l’indifférence qui paralyse et empêche de faire ce qui est juste même quand on sait que c’est juste.
Je ne me lasse pas de répéter que l’indifférence est un virus qui contamine dangereusement notre temps, un temps dans lequel nous sommes davantage reliés aux autres, mais de moins en moins attentifs aux autres. Et pourtant, le contexte mondialisé devrait nous aider à comprendre que personne d’entre nous n’est une île et que personne n’aura un avenir de paix sans un avenir digne pour tous. Le livre de la Genèse nous aide à comprendre que l’indifférence est un mal insidieux, toujours tapi à la porte de l’homme (cf. Gn 4,7). C’est l’objet du débat entre la créature et le Créateur à l’origine de l’histoire, lorsque celui-ci demande à Caïn : « Où est ton frère ? » Mais Caïn, qui vient de tuer son frère, ne répond pas à la question, n’explique pas ce « où ? ». Au contraire, il réclame sa propre autonomie : « Suis-je le gardien de mon frère ? » (v.9). Il ne se soucie pas de son frère : voici la racine perverse, racine de mort qui produit désespoir et silence. Je me souviens de ce silence assourdissant que j’ai perçu lors de ma visite à Auschwitz-Birkenau : un silence inquiétant, qui ne laisse place qu’aux larmes, à la prière et à la demande de pardon.
Devant le virus de l’indifférence, quel vaccin pouvons-nous administrer ? Le livre du Deutéronome nous vient en aide. Après le long trajet dans le désert, Moïse adressa au peuple élu une recommandation fondamentale : « Souviens-toi de tout le chemin… » (Dt 8,2).
Au peuple qui aspirait à l’avenir qui lui avait été promis, la sagesse suggérait de regarder en arrière, de tourner son regard vers les pas accomplis. Et Moïse ne dit pas simplement : « pense au chemin » mais « souviens-toi » ou encore « rends vivant, ne laisse pas mourir le passé. Souviens-toi, c’est-à-dire, regarde vers l’arrière avec ton cœur : fais mémoire non seulement avec l’esprit, mais du profond de ton âme, avec tout toi-même. Et ne fais pas seulement mémoire de ce qui te plait, mais “de tout le chemin” ». Nous venons de célébrer le jour de la mémoire. Pour retrouver notre humanité, pour retrouver une compréhension humaine de la réalité et dépasser toutes les formes déplorables d’apathie envers le prochain, il nous faut cette mémoire, cette capacité de nous impliquer ensemble dans le souvenir. La mémoire est la clé d’accès à l’avenir, et c’est notre responsabilité de la remettre dignement aux jeunes générations.
À cet égard, je voudrais mentionner un document de la Commission pour les rapports religieux avec le judaïsme, dont nous fêtons cette année le vingtième anniversaire de la publication. Le titre est éloquent : Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah (16 mars 1998). Saint Jean-Paul II avait souhaité qu’il puisse « habiliter la mémoire à jouer son rôle nécessaire de construction d’un avenir dans lequel l’indicible iniquité de la Shoah ne soit plus jamais possible » (Lettre d’introduction, 12 mars 1998). Le texte parle de cette mémoire que, en tant que chrétiens, nous sommes appelés à garder avec nos frères aînés juifs : « Il n’est pas seulement question de revenir au passé. L’avenir commun des juifs et des chrétiens exige que nous nous souvenions, parce qu’ “il n’y a pas d’avenir sans mémoire”. L’histoire même est la mémoire du futur » (I)
Pour construire notre histoire, qui sera ensemble ou qui ne sera pas, nous avons besoin d’une mémoire commune, vivante et confiante, qui ne reste pas emprisonnée dans le ressentiment mais qui, bien que traversée par la nuit de la douleur, s’ouvre à l’espérance d’une aube nouvelle. L’Église désire tendre la main. Elle désire se souvenir et marcher ensemble. Dans ce parcours, « patrimoine qu’elle a en commun avec les Juifs, et poussée, non pas par des motifs politiques, mais par la charité religieuse de l’Évangile, [elle] déplore les haines, les persécutions et les manifestations d’antisémitisme, qui, quels que soient leur époque et leurs auteurs, ont été dirigées contre les Juifs. » (Conc. oecum. Vat. II, Décl. Nostra aetate, 4).
Chers amis, aidons-nous mutuellement à faire fermenter une culture de la responsabilité, de la mémoire et de la proximité et à établir une alliance contre l’indifférence, contre toute forme d’indifférence. Les potentialités de l’information seront certainement une aide, mais plus importante encore sera la formation. Il est urgent d’éduquer les jeunes générations à s’impliquer activement dans la lutte contre les haines et les discriminations, mais aussi à dépasser les oppositions du passé et à ne jamais se lasser de chercher l’autre. En effet, pour préparer un avenir vraiment humain, il ne suffit pas de repousser le mal, mais il faut construire ensemble le bien. Je vous remercie pour votre engagement en tout cela. Que le Seigneur de la paix vous accompagne et bénisse toutes vos bonnes résolutions. Merci.
© Traduction de Zenit, Hélène Ginabat