Il s’avère parfois nécessaire de faire une parenthèse dans son existence, de vivre un temps d’arrêt et de réflexion, ce que l’on appelle un ressourcement. J’ai eu la chance de pouvoir réaliser un tel projet en venant pour 4 mois à Jérusalem. Une de mes motivations était de reprendre souffle pour mon ministère pastoral, une autre d’approfondir mon engagement dans l’Amitié judéo-chrétienne en enrichissant des connaissances trop rapidement entrevues dans le cadre de conférences et de lectures, et donc insuffisamment enracinées. C’est peu de dire que j’ai été comblée, la profusion ayant même paralysé ma plume – ou plutôt mon clavier – durant les deux premiers mois de mon séjour.
D’abord je me suis lancée dans l’apprentissage de l’hébreu, à la fois pour le plaisir de la compréhension et de la parole, et pour réparer mon travail assez médiocre de l’hébreu biblique lorsque j’étais étudiante. Le rythme de l’oulpan est très intensif : 4 matinées de 3 heures par semaine, plus beaucoup de travail à la maison. Une religieuse présente au cours m’a dit un jour ne même plus avoir le temps de participer à tous les offices de sa petite communauté, mais elle ajouta : « Après tout, cet apprentissage de l’hébreu est aussi une forme de prière. » C’est dire qu’une vraie joie spirituelle se mêle au plaisir mental de la découverte, de la mémoire, des jeux de langage, ou encore des petites rédactions qui nous ramènent aux premières expériences enfantines d’écriture. Autre satisfaction : dans un oulpan tout à fait laïque, la culture biblique et religieuse est néanmoins présente à travers les textes et thèmes étudiés, de façon tout à fait naturelle et parfois humoristique, à côté de cent autres sujets intéressants. Je peux donc témoigner de l’enthousiasme de notre groupe d’une bonne vingtaine de personnes, absolument conquises par les qualités pédagogiques de nos deux professeurs d’hébreu.
Mais mon séjour à Jérusalem aura été particulièrement nourri par les enseignements prodigués, deux après-midi par semaine, à l’Institut chrétien d’études juives Albert-Decourtray, dirigé par Michel Remaud,– sis dans une modeste petite maison de la rue Agron, dans le centre de Jérusalem. Initiation au Midrash, au Talmud, à la prière juive, histoire des relations entre Juifs et Chrétiens, histoire du peuple juif… De tels intitulés de cours pourraient effrayer si l’on considère qu’il s’agit d’un semestre allant du 15 octobre au 7 février ! N’est-ce pas trop ambitieux ? Ou alors les présupposés de connaissances initiales ne dépassent-ils pas de loin la réalité ?
Eh bien justement, les enseignants de l’Institut, ayant tout à fait intégré ces paramètres, préparent – chacun à sa manière et dans sa matière – un programme sur mesure où, à tout moment, il s’agit de l’essentiel, du cœur des choses. Cela donne aux cours une très forte intensité, et donc le désir pour chacun de ne pas en perdre une miette. Ainsi j’avais lu des articles et des explications sur le midrash ; mais c’est tout à fait autre chose de saisir, à travers la voix passionnée de l’enseignant, le développement de la pensée midrashique, le pourquoi et le comment, de s’arrêter, en groupe, pour lire un verset, de se questionner à partir d’un mot, d’un signe, d’une omission, en réalisant concrètement combien tout fait sens – tout doit être « scruté » ! Se vérifie par conséquent cette expérience que tous nous faisons un jour dans notre vie : nous croyons déjà savoir, déjà connaître telle chose – et de fait elle n’est pas ignorée, elle n’est pas inconnue, mais c’est alors qu’on la saisit de l’intérieur, et c’est tout à fait autre chose. Il n’est pas question d’érudition évidemment – en 4mois ! – mais de compréhension de ce qui est essentiel. C’est le souci majeur des enseignants de l’Institut que d’éveiller cette sensibilité.
Surtout que pour des Chrétiens, l’évidence naît peu à peu que le Nouveau Testament, non seulement gagne à être replacé dans ce contexte d’interprétation de la Bible juive, mais qu’il lui est intrinsèquement lié. Par conséquent, encore une fois, il ne s’agit pas seulement d’un savoir enrichissant un savoir antérieur, mais d’un regard nouveau sur la foi chrétienne et ses Écritures, et ce regard est spirituellement enrichi.
Ceci permet d’entendre avec humilité la douloureuse histoire des relations entre Juifs et Chrétiens depuis les Pères de l’Église jusqu’à Vatican II ! Replacées dans leur contexte politique et religieux, les polémiques et les paroles terribles contre le Judaïsme perdent leur poids doctrinal mais aussi, paradoxalement, l’insoutenable légèreté qui les a peu à peu transformées en anti-judaïsme ordinaire, voire inconscient. Il n’est pas évident pour tous d’accepter que les Pères de l’Église ne prononcent pas que des « paroles d’Évangile », ni de prendre conscience de ce qu’une mémoire chrétienne colporte d’a priori et de clichés, sans même le vouloir ! Mais en regardant le passé, il devient compréhensible que la « révolution » de Vatican II n’ait pas encore porté tous ses fruits, et manifeste qu’il faille toujours lire, relire, scruter et creuser l’épître aux Romains. Avec « savlanout », mot essentiel en Israël, dit-on, et qui signifie « patience » !
Mais la douzaine d’étudiants de l’année ont également été sensibilisés à la signification de la Torah orale pour le Judaïsme, et instruits sur la naissance et la formation du Talmud. Les semestres suivants permettront d’entrer dans l’étude à proprement parler, mais déjà le cours d’introduction offre un cadre historique et géographique, ainsi que des exemples précis qui permettent de comprendre la centralité de l’étude et de la transmission dans le Judaïsme et la force de résistance spirituelle que cela a donné aux communautés juives à travers les siècles et les persécutions. La spécificité de la vie juive, située pour une part en Israël et pour une autre part au milieu des nations depuis les Exils, fait que le peuple juif a eu pendant très longtemps un rapport particulier avec l’histoire. Aussi l’un de nos professeurs nous a-t-il fortement conseillé la lecture de Zakhor de Yosef Haïm Yerushalmi, historien juif américain, qui explique le rôle qu’a joué la mémoire dans la conscience du peuple juif, et la relation complexe entre la mémoire et l’histoire. L’histoire « sainte » est-elle de l’histoire ? Y a-t-il histoire sans que le « saint » la traverse ? Et si cette idée nous offusque, enlevons le « saint » mais reconnaissons qu’à sa place demeure souvent l’idéologie !
Pour terminer cette modeste évocation dont j’espère qu’elle encouragera de nouvelles personnes à venir étudier à l’Institut, je parlerai de la prière juive, qui nous a été présentée dans son enracinement biblique et ses significations liturgiques, à la fois personnelles et collectives. Il est souvent difficile d’appréhender le sens de la prière des autres confessions. Mais si cela se vérifie aussi entre Juifs et Chrétiens, les paroles d’explication des trois prières quotidiennes, la présentation particulière de la Amida, l’insistance sur l’intention du cœur nous ont fait entrer dans une relation renouvelée avec Abraham, Isaac et Jacob, modèles de la prière dans le Judaïsme.
Resteraient à évoquer rencontres, visites, questionnements, découvertes ! Et surtout : la lumière de Jérusalem ! Mais l’heure première est à la gratitude pour les enseignements reçus de ceux que je vais enfin nommer, comme il se doit : le Père Michel Remaud, Eliane Ketterer, Raniero Fontana, le rabbin Alain Michel, Eliezer Schilt ! Sans oublier Haïa et Dana de l’oulpan Milah ! Qu’ils soient tous encouragés dans leur merveilleuse tâche de transmission !
Pasteur Florence Taubmann, Jérusalem, décembre 2012