Le 5 septembre, tous les juifs de France, mais tous les chrétiens de France, tous les Français de bonne volonté, et qui se comptent par dizaines de millions, croyants ou non-croyants, devront désormais se souvenir qu’en ce jour deux extraordinaires amis sont morts. Deux hommes de France, l’un chrétien, l’autre juif, aux destins mêlés qui, pendant dix-sept ans, jusqu’à la mort du premier à l’aube de la première guerre mondiale, auront vécu une amitié fraternelle, une amitié mystiquement fraternelle. Deux hommes qui auront, soucieux de vérité, courageusement combattu l’injustice faite à un homme, Alfred Dreyfus, et auront œuvré à la réconciliation entre juifs et chrétiens. Pour cette double action, ils durent faire face aux préjugés abjects de leur époque où l’on était antisémite en France à peu près comme l’on respirait. La France Juive d’Édouard Drumont, pamphlet odieusement et stupidement antisémite, n’en était-elle pas à sa 200ème édition en 1914, n’avait-elle donc pas été lue par plusieurs centaines de milliers de lecteurs, un « best-seller » comme il en est peu ?
Du premier, le grand Gershom Scholem dira « qu’il avait pénétré la condition juive dans une mesure qui a rarement été atteinte, et n’a jamais été surpassée par les non-juifs ». Celui-ci, dreyfusard de la première heure, se dressa pour dénoncer une injustice faite à un seul mais qui obère toute la cité, pour s’en prendre à ceux qui trahissent leur idéal et pour entretenir la mémoire de son ami Bernard Lazare « cet athée ruisselant de la parole de Dieu ». Redevenu catholique, il n’a jamais renié ses engagements anciens et n’a cessé d’exhorter les Juifs, en lesquels il n’avait jamais vu le peuple déicide, à être fidèles à eux-mêmes, et à être les continuateurs des prophètes. A contre-courant, presque seul, il comprit que juifs et chrétiens, pour être vraiment eux-mêmes, et être utiles au monde, ne pouvaient vivre la véracité de leur foi que main dans la main. Cet homme, magnifique, héroïque, torrentiel, mourut à la tête de son régiment il y a cent ans, le 5 Septembre 1914. Son nom : Charles Péguy.
Le second, Français et juif, l’un des plus anciens et fidèles compagnons de Péguy, historien, président en 1939 du jury de l’agrégation d’histoire, inspecteur général de l’Instruction Publique, auteur à succès de manuels d’histoire pour le secondaire qui pendant plus de 30 ans ont été le manuel de référence, fut ignominieusement révoqué par l’ignoble Statut des Juifs du 3 octobre 1940 et placé d’office à la retraite. Parce que juives, sa femme et sa fille furent déportées et gazées dès leur arrivée à Auschwitz. Bien que victime d’un double antisémitisme, un antisémitisme d’état et un antisémitisme racial, il releva, après la Shoah, le gant de l’espérance et s’engagea, avec le viatique de ses immenses connaissances historiques et son exceptionnelle capacité de persuasion, dans le combat contre l’absurde antijudaïsme chrétien et son indigne « enseignement du mépris ». Fondateur de l’Amitié judéo-chrétienne de France, ses œuvres et sa rencontre avec le Pape Jean XXIII, ouvrirent la voie, lors du Concile Vatican II, à la décisive Déclaration Nostra Aetate sur les relations de l’Église avec les religions non-chrétiennes, et qui, concernant le peuple Juif, mit fin à l’accusation de déicide. En 1959, à plus de 80 ans, il écrivit un gros livre pour rendre hommage à son compagnon Péguy « plus vivant que mort » et mourut le 5 septembre 1963 – il y 51 ans. Il fut un artisan exigeant, lucide, volontaire, scrupuleux, farouche de ce revirement total dans la relation entre Juifs et Chrétiens. Son nom : Jules Isaac.
Ces 2 géants pour lesquels les combats les plus beaux sont ceux que l’on gagne et qu’ils ont gagné, mais qu’ils ont gagné corps et âme, dans une sincérité absolue du cœur et de la volonté, ont enfanté un nouveau souffle, un nouveau rapport entre juifs et chrétiens dont nous avons encore du mal à réaliser la percée révolutionnaire, malgré les gestes et déclarations publiques de l’Église, et des Papes successifs, révolution que l’Église a effectuée sur elle-même et qu’elle ne cesse depuis d’entretenir et d’approfondir.
Par leur clairvoyance, leur intelligence, leur courage, et la grâce qui les animait, ils ont pavé la route de la fraternité, fraternité française, fraternité religieuse, mais aussi fraternité universelle. Figures aussi tutélaires que d’une étonnante proximité, ils nous montrent le chemin qu’il nous reste, à nous, à accomplir à leur suite, pour que cette fraternité entre juifs et chrétiens s’accomplisse partout et dans tous les cœurs, pour que les fidèles des 2 religions ne doutent plus qu’elle est à portée de main et à portée de cœur, pour qu’elle serve de modèle aux relations entre toutes les familles spirituelles de notre petite terre, et, d’abord, à la rencontre visage à visage, comme dit le judaïsme, entre juifs, chrétiens et musulmans.
Aujourd’hui, grâce à eux, grâce aux effets de leurs engagements, grâce au retournement effectué par l’Église, grâce à l’évolution des esprits, là où Péguy disait avec une insolence et une vérité extrêmes « Je marche avec les Juifs parce qu’avec les Juifs je peux être catholique comme je veux l’être », aujourd’hui, en ce qui me concerne, et fort de mes échanges avec de si nombreux laïcs, à Damien Le Guay en particulier, fort de mes échanges avec de si nombreux hommes et femmes d’Église (je pense à l’exceptionnelle famille Rastoin, à mes amis du Collège des Bernardins, au Père Guggenheim en particulier, au Sidic des Sœurs de Notre-Dame de Sion), aujourd’hui, avec l’expérience et la pratique, je peux dire « Je marche avec les chrétiens parce qu’avec les chrétiens je peux être Juif comme je veux l’être ».
Quelle route parcourue !
Voilà pourquoi j’ai fait rappeler ce soir leurs noms en notre synagogue de la rue Copernic.