Il n’est pas rare d’entendre dire que le judaïsme interdit le pardon. Une des différences essentielles entre juifs et chrétiens serait que les seconds pardonneraient alors que les premiers en seraient incapables. J’entendais récemment un prédicateur affirmer que « chez les juifs », il était (à l’imparfait dans le sermon) interdit de pardonner, puisque le pardon était une prérogative divine et que pardonner eût été équivalemment se prendre pour Dieu. Passons sur l’usage de l’imparfait pour parler aujourd’hui des juifs, alors même que le ton de la prédication semblait dire : « Suivez mon regard », et venons en à l’objet même de l’assertion pour nous demander d’où peut venir cette idée que « chez les juifs », le pardon serait interdit. Ce qui nous amènera à faire un peu d’hébreu.
Le verbe français pardonner traduit l’hébreu salah (lisloah à l’infinitif construit). Dans la Bible hébraïque, ce verbe a toujours Dieu pour sujet. Les hébraïsants pourront chercher dans la concordance les quarante-six occurrences de ce verbe, qui est employé trente-trois fois à la forme active, et treize fois au passif, dans la formule « Il lui sera pardonné » ou des équivalents. Il désigne donc bien une action qui n’est au pouvoir d’aucun être humain : remettre les péchés. C’est ce qui explique la réaction des témoins de la guérison du paralytique rapportée par l’Évangile : « Qui peut remettre les péchés, sinon Dieu seul ? » (Mc 2,7 ; Lc 5, 21). Précisons tout de suite qu’en hébreu contemporain, le verbe salah a pris le sens général de pardonner et s’applique indifféremment au pardon accordé par Dieu et à celui qui peut être donné entre les êtres humains, mais il n’en va pas de même en hébreu biblique.
On trouve trois fois dans la Bible le substantif seliha, pardon, présenté à chaque fois comme un attribut de Dieu (Ps 130,4 ; Ne 9,17 ; Dn 9,9). Enfin, l’Écriture connaît aussi l’adjectif sallah, que l’on pourrait traduire par « pardonneur », qui n’apparaît qu’une fois dans la Bible (Ps 86,5), où il est appliqué à Dieu.
Il y a donc un pardon qui ne peut être accordé que par Dieu : celui qui efface la faute commise contre lui et contre sa Tora. Certains passages suggèrent que ce pardon met en œuvre la puissance de Dieu, qui peut, non seulement fermer les yeux sur le péché ou l’oublier, mais renouveler le cœur de l’homme (Jr 31,33-34, Ps 51,12), jeter son péché au fond de la mer (Mi 7,19) et faire que l’écarlate devienne blanche comme la neige (Is 1,18). Dans ces passages, le pardon est présenté en quelque sorte comme un acte de création ; ce qui est évidemment au-delà du pouvoir de l’homme.
L’être humain, quant à lui, peut remettre les dettes. Pardonner, au sens commun du terme, c’est toujours, de quelque manière, renoncer à un dû. Il faut souligner à ce sujet que le « Notre Père » fait usage de ce vocabulaire : « Remets nous nos dettes comme nous remettons à nos débiteurs. » (Mt 6,12). Cette formule n’est pas passée dans la traduction française officielle, alors que les catholiques l’ont récitée pendant des siècles en latin (dimitte nobis debita nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris) sans que cela pose problème (il est vrai que beaucoup ne comprenaient pas le latin…). On retrouve la même image dans la grande parabole sur le pardon, à propos du débiteur impitoyable (Mt 18,23-35).
Sans entrer ici dans des développements exégétiques démesurés, remarquons que le Nouveau Testament, en grec et dans sa traduction latine, emploie le même vocabulaire pour désigner le pardon qui vient de Dieu et celui qui s’échange entre hommes : « Tout comme le Seigneur vous a pardonné, vous aussi, faites de même. » (Col 3,13, etc.).
L’exigence du pardon mutuel est fortement affirmée dans le judaïsme, où elle s’exprime de façon particulière à l’occasion de la fête de Kippour. La tradition affirme en effet que Dieu ne peut pas pardonner à celui qui ne pardonne pas à son prochain. Pardonner à ses semblables est le préalable indispensable à la réception du pardon divin. Les « jours redoutables » qui précèdent la fête de Kippour sont souvent l’occasion de vraies réconcilations. Prétendre que les juifs, à la différence des chrétiens, seraient incapables de pardonner (affirmation particulièrement indécente après la Shoa) fait partie de ces innombrables contre-vérités qu’il faut perpétuellement réfuter.