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Allocution du Père Abbé Charles Galichet, père abbé d’Abou Gosh

Je suis très gêné de prendre la parole devant vous, après tout ce que j’ai entendu à l’instant de Stéphanie Dassa, de Patrick Desbois… Il me semble que je suis devant un océan dont je ne sais pas comment me sortir. Je suis perdu, je vais laisser aller mon cœur en suivant de temps en temps mon texte.

Vous avez prononcé le mot respect : c’est une chose tellement importante et c’est vrai qu’une des paroles d’un film qui m’avait beaucoup marqué était justement un père juif qui disait à son fils : ’’qu’est-ce que le respect ?’’ et ce papa répondait à son gamin : ’’c’est ce que tu donnes à l’autre, pour le recevoir’’.
Le respect, c’est ce que vous nous avez donné, cher Richard, et c’est ce que je crois être essentiel dans nos relations.

Bien sûr, cette amitié entre nous et la Communauté d’Abou Gosh a son origine dans ce Mémorial du Cardinal Lustiger que vous avez fait aménager dans le jardin d’Abou Gosh.
Cette amitié, c’est aussi dans les échanges avec Roger Assouline que nous connaissons depuis longtemps, qui est aussi un ami de l’ambassadeur Jean Guéguinou, qui est présent ce soir. Nous nous sommes rencontrés chez lui, la première fois où moi-même j’ai connu Roger Assouline.
Si notre amitié pour le monde juif est importante, elle est fondée sur un départ voulu par le Père Abbé du Bec Hellouin, Dom Paul Grammont, qui a décidé que des moines de son abbaye allaient faire revivre en Israël le monastère d’Abou Gosh.
Vous avez à Jérusalem rien d’autre que de la cordialité. Le cardiologue que vous êtes sait bien comme c’est difficile !

Notre départ fut vraiment ce désir d’être un lieu où se vit la cordialité. Je pense que c’est devenu aussi un lieu symbolique pour vous-même. C’est le symbole, vous l’avez dit, de la réussite de votre vie incroyable d’avoir fait travailler ensemble deux mondes qui, par définition, ont beaucoup de mal à se rencontrer, car faire travailler ensemble le Consulat Général de France et l’Ambassade de France en Israël, est de l’ordre déjà du miracle ! Ce n’est pas une formule, vous le devinez bien. Deux choses aussi dissemblables que Jérusalem et Tel Aviv, cela se rejoint aussi dans la politique quotidienne. Bravo !

Ce lien particulier qui nous unit, vous et notre petite communauté d’Abou Gosh, c’est évidemment le Mémorial Jean-Marie Aron Lustiger. Il a été inauguré voici deux ans maintenant. Vous nous l’avez confié inscrivant ainsi dans la terre d’Israël et dans la pérennité le signe d’une œuvre courageuse à laquelle vous vous êtes attaché : la rencontre entre Juifs et Chrétiens. Juifs et Chrétiens, cela va bien au-delà de Juifs et Catholiques ; et la Communauté d’Abou Gosh se veut le lieu de la rencontre interreligieuse - d’abord chrétien - fondamentalement avec le peuple juif.

On m’a posé une fois une question, lors d’une réunion à Abou Gosh : ‘est-ce que vous êtes sioniste ?’ Qu’est-ce que j’ai à voir avec cette histoire ? Alors, m’est venu du cœur : si vous me dites ‘je veux la destruction d’Israël’, je suis sioniste et je meurs pour Israël. Mais si vous me dites : ‘êtes-vous entièrement d’accord avec tout ce qui se passe en Israël ?’ Là, je ne sais plus ce que je suis. Est-ce que vous voyez ce que je veux dire ? Nous sommes bien face à des réalités qui sont celles que vous avez soulevées et que nous ne pouvons pas et ne devons pas dissocier : Juifs et Israël. Mais nous avons le droit, parce que nous sommes des hommes avec un droit de penser, dire ce que nous sentons au fond de nous-mêmes.

Une nuit pendant la guerre en Irak, vers minuit ou une heure du matin, un homme téléphone aux sœurs de l’Emmanuel de Bethléem et dit : ’je suis la conscience universelle du monde’. Bien sûr, on peut dire ’cet homme était fou’, et pourtant, au fond de moi-même, je me suis dit : oui, Israël est une forme de conscience de l’humanité. Ce qui ne veut pas dire que tout ce que fait Israël est absolument ’bénissable’. Mais nous devons faire très attention de ne pas dissocier le message d’Israël, porteur d’une mission, depuis des millénaires, à laquelle nous sommes rattachés, nous chrétiens, par le ministère de Jésus.
Nous devons respecter cela. Tant que nous n’aurons pas respecté cela, la paix ne viendra pas. La paix ne peut venir que de Jérusalem, elle ne peut pas venir d’ailleurs.

Tout ça pour vous dire que l’Amitié Judéo-Chrétienne n’est pas une question de théorie, n’est pas non plus une question de petits fours qu’on prend ensemble pour être gentils, ce n’est pas une question de pensée théologique toujours merveilleuse, et souvent très creuse, de vision du monde où tout le monde s’aimerait sans discernement. Ce n’est pas possible, car les conflits font partie de la relation humaine. Mais un conflit peut être géré par le respect. Voilà un chemin bien difficile. C’est le chemin que nous voulons suivre dans notre communauté d’Abou Gosh, et avec vous-même, le fait que vous êtes venu chez nous. Bien sûr, je vous connais bien moins que les témoins qui ont parlé avant moi, mais ce qu’en vous nous avons peut-être eu le plus de chance de rencontrer c’est le souci de l’écoute, de ce que nous étions. Vous ne nous avez pas imposé un Mémorial, vous nous avez proposé pour être un lieu où nous allons faire mémoire de votre propre amitié avec le Cardinal Lustiger, mais aussi faire que ce lieu soit un signe incroyablement profond de la relation judéo-chrétienne qui doit se faire.

Il s’agit d’un mot très précis, ’’amitié’’, auquel il faut mettre de l’amour. Aucun d’entre nous peut dire que l’amour est facile. Tous, nous savons bien que nous sommes écorchés par l’amour. Et l’amour judéo-chrétien est un amour filial puisque vous êtes nos frères aînés, comme l’a dit Jean-Paul II. J’ajouterais que vous êtes nos frères que nous n’aurions jamais dû oublier d’aimer. Et nous l’avons fait. Écoutant le rabbin Azoulay, je suis touché parce que j’ai travaillé six ans à la Prison de la Santé avec votre prédécesseur, le Rabbin Blum. Mon amitié avec lui était extraordinaire. Jamais nous n’avons eu le moindre éclat ; nous nous aidions : tiens, celui-là, tu devrais aller le voir ; et moi je lui disais : tel autre, tu devrais aller le voir.

L’amitié, seulement l’amitié. C’est dur l’amitié ! Mais c’est un moment extrêmement beau parce qu’alors vous n’êtes plus, vous, propriétaire de quelque chose, mais entièrement donné ; c’est ce que vous nous avez donné en nous demandant ce Mémorial du Cardinal Lustiger. Cette amitié vous a permis de connaître Abou Gosh, vous a donné de connaître ce village musulman avec sa problématique propre mais aussi sa gentillesse, et c’est bien là tout ce qu’Israël peut, avec le temps, essayer de faire, de panser les blessures réciproques avec seulement le respect. Et puis nos liens se sont maintenus au gré de vos occupations nombreuses, vos fonctions. Vous avez œuvré d’une manière institutionnelle à ce rapprochement. C’est une chose importante car si le cœur, si la cordialité est importante elle est aussi obligée de passer par l’institution.

Tous les travaux qui enrichissent notre connaissance, toutes les recherches qui nous font avancer sur les étapes de notre histoire commune sont les bienvenus, car, reconnaissons-le, notre histoire commune a été souvent douloureuse, douloureuse pour vous, et difficile pour nous, si éloignée de l’Évangile. Oui, nous avons été très éloignés de l’Évangile. Dieu nous pardonnera et nous fera reprendre ce chemin de l’Évangile qui est aujourd’hui la clef de voûte de la pensée du Pape actuel. Revenir à l’Évangile !

Là, nous pouvons nous rencontrer car ce Jésus est juif. Ce qui compte évidemment, c’est l’amitié dans cette relation d’homme à homme, vous et le Cardinal Lustiger, de communauté à communauté. Même dans l’Église, la relation de communauté à communauté n’est pas si facile ! Il suffit de vivre à Rome pour s’en rendre compte. Ce qui pourrait nous aider, c’est, je le répète, ce mot que j’ai entendu : le respect.

Le respect, si fondamental, est une attitude qui nous permet d’avoir une parole de vérité, un dialogue réel, une rencontre qui n’est pas seulement pour se faire plaisir, ou pour faire du nombre. Oui, mais avons-nous réussi à dire : il faut s’aimer vraiment, donc souffrir vraiment ? L’amitié peut donner paradoxalement de profondes douleurs ; ça peut faire fondamentalement mal, surtout quand nous commençons à être exaspérés par l’autre. Oui, je peux être exaspéré par les Juifs ; oui, un Juif peut être exaspéré par moi. Est-ce que j’accepte que je peux l’exaspérer ? Tout le problème est là. Suis-je capable, de temps en temps, de me remettre en cause ?

Cher Richard, dans cette marche qui est celle que vous nous avez proposée en nous donnant cette garde, je dis bien ’’cette garde’’, de la relation du monde juif avec le Cardinal Lustiger, cela ne pouvait pas être facile ni pour lui, ni pour vous, car on ne peut jamais accepter facilement le passage de quelqu’un à une autre religion ou croyance. Même si nous sommes certains, au plus profond de nous-mêmes, que nous nous rattachons à la même Révélation, il y a cette déchirure, et l’amitié va justement dire : eh bien, cette déchirure nous l’acceptons et nous pardonnons ensemble.

En parlant de route – Israël c’est un chemin - comment ne pas songer au chemin qui mène à la tombe de Ben Gourion, à Sdé Boker, qui est conçue comme symbole des embûches possibles du sionisme. L’Amitié Judéo-Chrétienne connaît les mêmes variations, mais il nous faut avancer vers un but qui est : oui, je me reconnais frère en humanité avec l’altérité qu’est le Juif. Et vous y croyez, Richard, et c’est ce qui nous permet, à nous aussi, d’avancer avec vous.

Vous avez témoigné de cette persévérance pour mener à bien la réalisation du Mémorial du Cardinal Lustiger. Je la crois symbolique de ce qui nous permet de nous retrouver ici ce soir : l’amitié. L’amitié d’un homme pour un homme, l’amitié dans la différence qui d’un seul coup n’est plus difficulté mais devient joie. Ô difficile, pour un Juif, de dire : ma joie de voir Lustiger devenir catholique, et pourtant vous l’avez fait au nom de votre amitié.
Cette blessure est donc devenue vivante, source de vie, pour vous, pour lui, ça je peux en témoigner.

Dans ce monde d’aujourd’hui - et vous connaissez évidemment fort bien les problèmes d’Israël aujourd’hui – ces problèmes sont dramatiques ; ce sont les problèmes récurrents dans notre Israël. Nous sommes là-bas depuis quarante ans, je crois pouvoir dire que pratiquement tous les ans, à la période de Soucoth, il y a des mouvements de contestation et de rébellion.

Que doit-on penser ? Que doit-on dire ? En tout cas, pour le monde chrétien qui n’a pas de raison existentielle de s’attacher à Jérusalem hors ce lieu de la Paix et qu’il n’y a pas de contestation possible sur ce terrain, il doit rester sur la plus profonde réserve, non qu’il ne pense pas, mais je crois qu’on doit revenir à la parole que nous avons dans l’Écriture : « A Jérusalem, chacun lui dit : Mère » (Cf. Ps 87,5), c’est-à-dire, je ne dis pas que Jérusalem est mon épouse, ou ma femme, mais elle est ma mère. Donc, nous avons un travail à faire en commun de dire à Jérusalem, tu es ma mère, et nous devenons alors des frères tournés vers cette merveille qu’est Jérusalem. Et tous les ans, il se passe des choses dramatiques.

Bien que n’y vivant pas, je sais aussi, qu’en France, la situation de la communauté juive est parfois douloureuse. Je tiens à vous dire que nous sommes avec vous fondamentalement, et que ce n’est pas seulement une parole pour faire joli, mais votre souffrance est notre souffrance. Il y a un moyen de souffrir sans faire de bruit, c’est le chemin que nous avons fait.

Pour le jardin du Mémorial du Cardinal Lustiger, une anecdote qui est, à mon avis, significative d’une relation. Le jardin a besoin d’être entretenu et on a trouvé quelqu’un pour nous aider ; ce quelqu’un s’appelle Aminadab Begin, c’est le fils de Yossi Begin et le petit-fils de Menahem Begin. En tout cas, là, se trouve une chose merveilleuse, c’est que se rétablit un lien, normal, d’amitié. Ils sont venus passer la fête de Noël chez nous, la fête de Pâques chez nous, dans le respect de la différence et de ce qui, je crois, est absolument essentiel : toujours comprendre que ma souffrance, la souffrance de l’autre, mais aussi que la souffrance du peuple palestinien aujourd’hui est une réalité. Et je ne peux pas faire abstraction de cette réalité.

Tous, nous sommes appelés à ce que, je crois, vous avez déposé en demandant de construire ce jardin, c’est-à-dire pouvoir ne plus jamais entendre la question de Dieu : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » (Gn, 4, 10).

Que nous n’ayons plus à entendre ces paroles de Dieu parce que Dieu nous aura déjà rassemblés dans l’amitié. Et commençons par le respect.