Le chap. 1 rappelle l’histoire fascinante de la découverte et la récupération des manuscrits, entre 1947 à 1956. L’un des premiers acquéreurs de manuscrits fut le professeur E. L. Sukenik, de l’Université Hébraïque de Jérusalem ; il est l’ « initiateur de la théorie essénienne de l’origine des manuscrits » (p. 15), élaborée sur la base des six ou sept premiers rouleaux disponibles. La thèse essénienne fut « reprise, élargie et confortée » par le dominicain Roland de Vaux, codirecteur de la fouille des grottes et des ruines de Qumrân (p. 19). Elle fut également consolidée par A. Dupont-Sommer, professeur au Collège de France, qui s’en fit le « puissant sinon jaloux promoteur » (p. 20). « Assez rapidement, note A. Paul, le ‘panessénisme’ deviendra la doctrine scientifique presque obligée. Tout ce qui avait été découvert et tout ce que l’on découvrira par la suite sera comme naturellement appelé ‘essénien’ [...] On parlera sans discernement de ‘la bibliothèque essénienne’ des environs de la mer Morte, ou encore, tout court, de ‘la bibliothèque de la secte des Esséniens’ (p. 20). Cette thèse, « élaborée sur la base d’une seule brassée de manuscrits » (p. 22), doit maintenant être revue à la lumière de l’ensemble du corpus, constitué des restes d’environ neuf cents manuscrits.
Le chap. 2 décrit, en trois phases, le processus de reconstitution, de publication et de conservation des textes : les années 1953 à 1960 y sont présentées comme une période d’enthousiasme et de dynamisme, suivie d’un essoufflement et d’un ralentissement (1960-1985), puis d’un réveil menant à l’achèvement de l’édition officielle (1985-2002). Le chap. 3 présente un « catalogue raisonné » de la bibliothèque retrouvée à Qumrân. On y a recueilli environ 200 manuscrits de textes similaires à ceux des Bibles actuelles. Le « canon » des Écritures n’étant pas fixé à l’époque, on peut néanmoins identifier les livres considérés comme « saints » en recoupant divers critères comme le nombre d’exemplaires d’un livre, les citations identifiables, etc. Les subdivisions classiques de la Bible hébraïque, soit la Loi, les Prophètes et les (autres) « Écrits » fournissent par ailleurs une sorte de « grille descriptive » permettant de regrouper les 600 à 700 autres manuscrits qui sont en lien plus ou moins direct avec les livres « bibliques ». À cela s’ajoute un petit nombre de manuscrits, un « reste bien minoritaire, mais reflétant des formes variées » (p. 43). Dans ce classement, la Règle de la communauté, « l’oeuvre la plus connue de tous les rouleaux découverts, [...] reçue comme une règle monastique, de ‘sectaires’ esséniens », est à situer « dans l’orbe de la Loi », la Règle de la guerre des fils de lumière et des fils de ténèbres « dans l’orbe du livre de Daniel, alors ‘prophétique’ », l’Instruction pour l’homme qui comprend s’apparente aux écrits de sagesse, etc. On est en présence d’une riche bibliothèque, d’un « conservatoire littéraire représentant différents courants de pensée et d’idéaux de la société judaïque préchrétienne » (p. 58).
Le chap. 4 « Qumrân et les Esséniens face aux archéologues » est le chapitre clé de ce livre. Selon A. Paul, la thèse essénienne qui a constitué le consensus général jusqu’au tournant de ce siècle a été surtout soutenue par des spécialistes des textes. Les recherches archéologiques récentes, notamment celles présentées lors d’un symposium universitaire américain en 2002 tendent à dissocier les Esséniens et le site de Qumrân. Quelques archéologues, après avoir effectué de nouvelles fouilles à Qumrân ou exploré d’autres vestiges aux abords de la mer Morte, soutiennent que cet établissement, généralement considéré comme unique, était similaire à d’autres au plan architectural et que ses occupants utilisaient une poterie et employaient un mode de sépulture atttestés ailleurs dans la région. A. Paul présente « un choix diversifié d’informations archéologiques » pour illustrer ces travaux sur lesquels on s’appuie pour « déclarer la rupture avec la thèse classique » (p. 63) : il en ressortirait « que la structure et les équipements du site ne conviendraient nullement à l’existence ascétique d’une quelconque communauté retirée dans le désert, essénienne ou non, dans le but d’y mener une vie sanctifiée » (p. 67). Même les prétendus « bains rituels » trouvés sur le site seraient disqualifiés par les prescriptions légales. Devant les arguments d’une majorité d’archéologues qui « font chorus », mais qui laissent tout de même sans réponse la question de l’origine des manuscrits, A. Paul prône une attitude prudente : « Acceptons que se poursuive l’évolution, voire la transformation de la théorie dite essénienne, au risque de la voir un jour devenir caduque » (p. 72). Il estime néanmoins que « la sécularisation et la décommunautarisation au moins partielles de Qumrân se trouvent engagées sur des bases solides » et il la considère comme « un fait irréversible » (p. 72). Il considère également qu’il serait sage « de suspendre l’emploi du vocable ‘essénien’ [...] à propos des manuscrits découverts », même pour « la part singulière des manuscrits que l’on dit couramment ‘sectaires’ » (p. 73). Il se demande d’ailleurs si ces derniers renvoient vraiment « à une communauté réelle ou à une expérience concrète » (p. 73), car « rien ne peut être vérifié » de cette communauté qui « n’a d’existence objective que littéraire » (p. 74). Comparant ce phénomène à « la puissante utopie cultuelle que sera la Mishnah », il suggère que « le système assez homogène de titres ou de fonctions, de lois ou règles de vie, de rites ou de prières que certains des textes de Qumrân formulent, ne renverrait pas forcément à la réalité d’un groupe identifiable » (p. 75). Il note que le mot « essénien » est absent des inscriptions contemporaines (tout comme des textes de Qumrân) et que les auteurs anciens pourraient l’utiliser comme « une dénomination englobante et tardive de diverses fraternités d’ascètes qui se succédèrent ou se croisèrent dans les abords occidentaux de la mer Morte » (p. 76) ; un mythe, en quelque sorte, qui a fait fortune dans l’histoire jusqu’à nos jours, notamment dans des groupes ésotériques (p. 77).
Affranchis de l’interprétation essénienne, les manuscrits de la mer Morte peuvent être considérés comme « un échantillonnage significatif [...] de la production littéraire d’élites judaïques au cours des deux voire des trois derniers siècles préchrétiens » (p. 80). Ils éclairent de façon nouvelle les origines chrétiennes, celles du judaïsme rabbinique et celles des courants gnostiques. Les chap. 5-8 explorent successivement les rapprochements et différences entre ces diverses réalités. La figure de Jésus peut ainsi être située dans le contexte d’une meilleure connaissance de l’attente des messies royal, sacerdotal ou céleste attestée dans les rouleaux de la mer Morte. La théorie paulinienne de la justification peut-être comparée à celle des textes de Qumrân. Les discussions rabbiniques sur l’interprétation de la Loi (halakâh) et les paraphrases bibliques de type populaire (haggadâh) ont également des affinitées avec cette littérature juive ancienne. D’autres manuscrits établissent l’existence d’une veine gnostique judaïque antérieure au christianisme où s’expriment en particulier les motifs de révélation, d’élection et de mystère. Au cours de ces chapitres, A. Paul suggère que les textes considérés comme esséniens pourraient représenter les règles d’une communauté idéale, dont le guide suprême (le Maître de Justice) est une figure probablement fictive (p. 89, 102) : « Les textes les plus spécifiques, considérés par d’aucuns comme ‘sectaires’, ‘pré’ ou ‘para-sectaires’ évoquent une ‘communauté’ ou une ‘assemblée’ avec des formules supplétives comme : ‘Les Pauvres’, ‘les Bons’, [...]. Nous pensons qu’il convient de les comprendre comme autant de signaux d’une recherche utopique de la communauté idéale, celle qu’ ‘Israël’ pourrait ou devrait devenir aux conditions énoncées » (p. 116). Dans le dernier chapitre, A. Paul met également en doute l’existence de la communauté essénienne évoquée par Philon dans sa description des Thérapeutes, estimant qu’il pourrait tout aussi bien s’agir d’une « construction rhétorique » destinée à mettre en valeur le mode de vie supérieur qu’il attribue aux Thérapeutes, groupe gnostique qu’il pourrait avoir inventé lui aussi (p. 157) et qu’il propose comme « l’idéal judaïque interprété comme modèle utopique de l’idéal humain » (p. 158).
En conclusion, A. Paul invite à ne plus considérer la bibliothèque antique retrouvée à Qumrân comme « une collection d’écrits à part des autres », mais comme le reflet de la société judaïque qui « s’y construit et s’y exprime » (p. 162). Il souligne que « le lien entre le site de Qumrân et l’origine des rouleaux devient désormais problématique » et que « la connaissance large et approfondie de l’ensemble des écrits invite à contester le bien-fondé de la thèse essénienne, ‘sectaire’ ou ‘communautaire’, de l’origine des manuscrits » (p. 165). En fait, « on ne sait trop [...] d’où viennent les manuscrits, qui les a écrits ou pour le moins collectés » (p. 166). L’a. déplore le conservatisme des opinions de ceux qui font montre d’une « révérante fidélité » envers les « pères fondateurs, R. de Vaux et A. Dupont-Sommer » (p. 166). Son constat final est que « l’étude exhaustive ou croisée des textes découverts et les révélations de plus en plus convaincantes des archéologues, sans omettre l’approche elle-même libérée des textes de Philon et de Josèphe, tout cela incite à prendre à l’avenir de sérieuses distances à l’égard de ces opinions largement implantées » (p. 167).
Ce nouveau livre d’A. Paul porte la marque de son auteur, penseur original et infatigable observateur de la recherche sur le judaïsme ancien, à laquelle ses propres travaux contribuent d’ailleurs abondamment. La remise en question de l’interprétation essénienne des écrits « spécifiques » et du site de Qumrân repose princialement sur la recherche archéologique récente rapportée au chap. 4. Ce chapitre est presqu’entièrement basé sur l’ouvrage The Site of the Dead Sea Scrolls : Archeological Interpretatioins and Debates, publié en 2006 sous la direction de K. Galor, J.-B. Humbert et J. Zangenberg à la suite d’un colloque tenu à l’Université Brown en novembre 2002. Or ces actes font état de nombreuses divergences entre les intervenants, et notamment de positions diamétralement opposées quant au rapport à établir entre les ruines du site et les manuscrits trouvés dans les grottes voisines. Les propositions et interprétations des auteurs sont souvent incompatibles entre elles. La ‘thèse essénienne’ y a toujours des adeptes et bien des arguments archéologiques qu’on lui oppose paraissent bien contestables lorsqu’on les examine de plus près comme l’a fait J. Magness dans un compte rendu critique publié dans la Revue de Qumrân (22/4, déc. 2006, p. 641-664). D’autre part, l’auteur répète à une douzaine de reprises l’idée que la communauté évoquée dans les manuscrits de la mer Morte serait une « communauté idéale » tenant de l’utopie et sans existence réelle (voir ci-haut et p. 102, 106-107, 109, 112, 117, 127, 134) ; cependant, cette hypothèse n’est jamais démontrée de manière systématique, sans doute parce qu’elle est indémontrable. Même s’il force la note en parlant de l’éclatement d’une interprétation que le P. de Vaux, pour sa part, n’a jamais considérée comme un dogme, cet ouvrage présente au grand public un panorama intéressant des découvertes de Qumrân et de leur signification pour une meilleure connaissance du judaïsme ancien et des origines chrétiennes.
Texte paru dans la revue Science et Esprit vol. 62 (2010), p. 443-446, revue publiée par les Dominicains d’Ottawa. Site de la revue
Rappel :
– Qumrân. Le secret des manuscrits de la mer Morte, du 13 avril 2010 au 11 juillet 2010 BNF François-Mitterrand. De nombreux liens d’informations sur cet article.
– Manuscrits de la Mer Morte (Qumrân), avec un dossier complet du journal Réforme et de Jérusalem & Religions