Plus loin, le père exprimera cette recommandation (24, 17) : « Lorsque ton ennemi tombe, ne te réjouis pas et quand il trébuche, que ton cœur n’exulte pas. » Ce verset connaîtra un prolongement dans l’exégèse juive. Un midrash (commentaire rabbinique) enseigne que, au moment où les enfants d’Israël entonnèrent le cantique de la mer, après la noyade des cavaliers de Pharaon, les anges voulurent s’unir à ce concert de voix. Le Saint, béni soit-Il, leur interdit une telle conduite, déclarant : « Ceux-ci sont l’œuvre de Mes mains et ceux-là sont l’œuvre de Mes mains » (cf. Yalkout Chimoni sur Chroniques II).
Un midrash est une piste de réflexion, une vision du monde et n’a aucune valeur historique. Ce que les auteurs de ce texte veulent souligner, c’est que, dans l’absolu (le monde des anges), quand deux hommes ou deux peuples se combattent, l’espérance de fraternité voulue par le Créateur est repoussée à plus tard. Quand les hommes, tous créés à l’image de Dieu (tsélem Elo-him), ne trouvent d’autre solution que la violence ; quand Dieu lui-même est obligé d’intervenir pour sauver les uns au détriment des autres, fut-ce les Égyptiens ou Amalek (archétype de la méchanceté gratuite), cela repousse à des temps lointains la réalisation du projet messianique, ce temps béni où tous les Caïn et tous les Abel fraterniseront et s’entre-béniront.
Une loi religieuse concernant le jour de Pourim s’inspire du verset salomonien. En effet, durant la lecture du rouleau d’Esther (Méguila), il est de coutume, chaque fois que le nom d’Aman est prononcé, que les fidèles fassent du bruit, en tapant leurs pieds sur le sol ou en faisant tourner des crécelles ; mais cette attitude doit cesser dès que nous lisons qu’Aman fut exécuté par le roi.
En d’autres termes, tant qu’Aman – surnommé « ennemi de tous les Juifs » et qui avait décrété la solution finale contre toute la communauté juive de l’empire perse – est vivant, la conscience morale doit rester en éveil pour que la liberté de chacun soit préservée ; par contre quand sa mort est constatée, alors d’une certaine manière nous devons porter l’échec d’une fraternité échouée pour l’heure. Être soulagé ne veut pas dire se réjouir à outrance.
Le jour qui commémorait la Shoah (Yom Hashoa), le monde a appris la mort de Ben Laden. En tant que démocrates ou en tant que croyants monothéistes (ou les deux), il nous faut rester vigilants partout et toujours contre cette maladie appelée fanatisme (d’inspiration religieuse ou politique) et qu’Albert Camus désignait par le nom symbolique de La peste.
Mais la mort de l’ennemi ne doit pas nous réjouir, nous faire basculer dans une liesse aveugle. La lutte contre l’extrémisme religieux ne s’achève pas avec la mort d’un chef qui se voulait charismatique, elle nous invite, hommes et femmes, croyants ou non croyants, à un temps d’introspection, un temps de prière pour la paix, un temps de réflexion sur le dialogue interreligieux et sur les violences sournoises des nantis sur les démunis.
Le prophète Osée le dira dans son langage : « Ne te réjouis pas, Israël, de manière bruyante comme le font les nations, car infidèle tu t’es séparée de ton Dieu ; tu as montré ta préférence pour les salaires de la prostitution auprès de toutes les aires à battre le blé. »
Quels sont aux uns et aux autres nos « salaires de prostitution » ? Comment vivons-nous cette exigeante parole de Jésus : « Tu aimeras ton ennemi » ?
En paraphrasant Malraux, nous pourrions dire que « le XXI siècle sera interreligieux ou nous ne serons plus », car, depuis Paul Valéry, « nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ».
Paix à toutes les victimes des barbaries et espérance d’un avenir meilleur pour nos enfants, avec l’aide de Dieu, notre Père à tous !…
Être soulagé ne veut pas dire se réjouir à outrance.
Texte publié dans le journal La Croix du 1er juin 2011