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14 novembre 2017 : Etty Hillesum

Venir en aide à la faiblesse de Dieu...

Venir en aide à la faiblesse de Dieu. La phrase est de Marguerite Yourcenar, dans « L’œuvre au noir » en 1968. Le prieur des Cordeliers parle à Zénon : « Peut-être que Dieu n’est entre nos mains qu’une petite flamme qu’il dépend de nous d’alimenter et de ne pas laisser s’éteindre. Combien de malheureux qu’indigne la notion de Son omnipotence accourraient du fond de leur détresse si on leur demandait de venir en aide à la faiblesse de Dieu ? »

Elle rejoint, sans la connaître, une des réflexions d’Etty plus de 40 ans avant : « Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi. Ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes ».

J’ai rencontré Etty en lisant en 2006 la première page du journal « Le Monde ». L’auteur disait : je viens de lire la phrase la plus importante du siècle : « Il y a en moi un puits très profond, et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois je parviens à l’atteindre. Mais plus souvent, des pierres et des gravats obstruent ce puits, et Dieu est enseveli. Alors il faut le remettre au jour. Il y a des gens qui prient les yeux levés vers le ciel ; ceux-là cherchent Dieu en dehors d’eux. D’autres penchent la tête et la cachent dans leurs mains, ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes. » Alors j’ai commencé à lire cette fille qui écrivait que « chaque mot écrit était né d’une nécessité intérieure ».

J’avais la certitude d’être entré dans un monde spirituel neuf, et la porte m’était ouverte par une jeune femme tout à fait étrangère au commencement à ce monde. Etty y entrait, elle, comme écrivain de son journal, exactement comme moi j’y entrais, en lisant ce même journal, et suivant le même chemin de réflexion. Et cette lecture (beaucoup de ses lecteurs le disent) a l’art de faire émerger des sources closes en soi.

Mais qui est Etty Hillesum ?

Esther (Etty) Hillesum est une juive hollandaise. Elle a 27 ans, à Amsterdam, en 1941. Bien que petite-fille de rabbin, elle est agnostique, et vient de terminer ses études de Droit Public. Elle possède un charme fou, une sensualité assumée, et n’a qu’à choisir parmi les garçons qui lui font la cour. Contre logement Etty « tient la maison » d’un comptable hollandais de 50 ans, Hans Wegerif, qui est veuf, et dont elle devient la maîtresse. Une de ses amies la décrit : « il y avait chez elle un impressionnant décalage entre ses comportements érotiques et ses sublimes conceptions philosophiques. Lorsqu’elle évoquait ces deux tendances contraires, et toujours en conflit, cela me faisait penser à Dostoïewski ». Elle avait un charisme étonnant, qui faisait dire à une autre amie : « Penser à Etty est comme s’emparer d’une forteresse : quand on y est on se sent plus fort ».

Début 1941 toute la jeunesse juive de Hollande est sans espoir : aucune carrière possible, l’avenir est fermé. Par hasard, elle rencontre un Juif allemand réfugié : Julius Spier. Ancien élève de Jung, il avait créé à Berlin avant la guerre un cabinet reconnu de « psycho-chirologie ». Julius a cinquante ans et vit seul. Massif et lourd d’apparence, il a une aura surprenante, et il devient vite ce qu’on peut appeler le gourou de disciples, surtout féminines. Dès la première séance en mars 1941, Etty devient passionnément amoureuse. Et Julius sent tout de suite la fine intelligence de cette jeune femme.

Sur sa demande, elle commence un journal ; il lui fait lire la Bible, saint Augustin, Rilke, Maître Eckhart, et l’Évangile de Matthieu. Julius lui dit, dès les premières séances : « Mademoiselle Hillesum, il faut vous prendre en main. Pour commencer gymnastique tous les matins, prenez le temps de vous agenouiller pour, tout simplement, être à l’écoute de vous-même. » Elle se moquera plus tard d’elle-même : « la fille qui ne savait pas s’agenouiller » ! Comme elle reconnaîtra que c’est Julius qui lui apprendra à « prononcer sans honte le nom de Dieu ». Pour vous montrer qu’elle vient de loin !

« Ce que je fais, c’est hineinhorchen, mot allemand intraduisible en hollandais, écouter en profondeur en soi-même, chez les autres, dans le monde. J’écoute de tout mon être avec une grande intensité et j’essaie par cette écoute d’atteindre le fond des choses. Ce qui l’exprime encore le mieux, ce sont les mots de Julius « reposer en soi-même ». C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je repose en moi-même. »

Sur cette écoute, qui a un autre mot : l’attention à soi-même, une autre femme juive de son temps, Simone Weil, a une réflexion importante : « L’attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Et toutes les fois que l’on fait vraiment attention, on détruit du mal en soi ». Cette écoute va la faire entrer sur des « champs de bataille, dit Etty, un processus lent et douloureux que la naissance à une véritable liberté intérieure ».

Le premier champ de bataille :

Résister à la tentation de devenir autre que soi-même, consentir à ce qu’on est, refuser une image négative de soi, ou une culpabilité latente.

« Cesse de vouloir être plus que ce que tu n’es. En te crispant sur ce désir, tu gaspilles les derniers restes d’énergie dont tu aurais besoin justement pour être ce que tu pourrais être. Il faut apprendre à vivre avec soi-même comme avec une foule de gens. Il ne faut pas avoir une image négative de soi, se laisser habiter par une haine de soi, ou simplement une culpabilité latente. Il faut apprendre à se pardonner ses défauts si on veut pardonner aux autres. La condition première est de pouvoir accepter le fait même de commettre des fautes et des erreurs. »

Jung, commentant la parole du Christ sur la réconciliation (si ton frère a quelque chose contre toi, va d’abord te réconcilier avec lui…) disait : « ce frère qui a quelque chose contre toi est d’abord au fond de nous, cette fausse certitude d’insatisfaction de ce que nous sommes. Pour avancer il faut reconnaitre, accepter, pardonner ses ombres. »

Le deuxième champ de bataille :

Apprendre à consentir au réel, accepter l’inéluctable. Dans les domaines qui ne dépendent pas de toi, accueille tout ce qui se produit comme la volonté de Dieu, dit Simone Weil, qui appelle cela l’acceptation de l’ordre du monde. Qui rappelle Descartes dans la troisième maxime du Discours de la méthode : en tâchant plutôt à me vaincre que la fortune et à changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde. Et qui rappelle surtout la spiritualité stoïcienne des Pères de l’Église.

Ce n’est ni résignation ni abdication de la volonté, dit Etty. C’est le sentiment de l’inéluctable, son acceptation et en même temps la conviction qu’en fait rien ne peut plus nous être ravi. Et cette conviction est la seule réponse à nos deux « abîmes » La mort, et la souffrance.

« J’ai réglé mes comptes avec la vie, je veux dire : l’éventualité de la mort est intégrée à ma vie. Regarder la mort en face et l’intégrer, comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. À l’inverse, sacrifier dès maintenant un morceau de cette vie, par peur de la mort ou refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de n’en garder qu’un petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. En excluant la mort de sa vie, on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant on élargit et enrichit cette vie. Dès que l’on suit son bon plaisir ou son caprice pour admettre tel aspect de la vie ou en rejeter tel autre, la vie devient en effet absurde. Dès lors que l’ensemble est perdu, tout devient arbitraire. »

« Notre fin, notre fin probablement lamentable, qui se dessine d’ores et déjà dans les petites choses de la vie courante, je l’ai regardée en face, et lui ai fait une place dans mon sentiment de la vie, sans qu’il s’en trouve amoindri pour autant. Je ne suis ni amère ni révoltée, j’ai triomphé de mon abattement et j’ignore la résignation. »

Même attitude devant la souffrance, inhérente à toute vie. Il n’y a pas d’explication surnaturelle de la souffrance, dit encore Simone Weil, il y a un usage surnaturel de la souffrance. Notre croix ? que le Christ nous demande de porter et de le suivre, c’est cet inéluctable, cette part du réel que je ne choisirais pas si j’avais la possibilité de choisir, et que je ne peux refuser sans me nier moi-même.

« La souffrance a toujours revendiqué sa place et ses droits. Ce qui compte c’est la façon de la supporter, savoir lui assigner sa place dans la vie, tout en continuant à accepter cette vie, et à conserver intact au milieu des épreuves un petit morceau de son âme. »

Je cite longuement Etty pour faire prendre conscience de la démarche - conséquence de l’acceptation de la mort et de la souffrance : la vie est vue sous un autre jour, on a envie de la vivre pleinement ; de la trouver précieuse et belle. La vie est belle et pleine de sens dans son absurdité même, dit-elle, pour peu que l’on sache y ménager une place pour tout et la porter toute entière en soi dans son unité. Jusqu’à la fin, elle va répéter : « la vie est belle, je la vis intensément ». Je reprends un phrase de notre ami commun Marcel Goldenberg, que j’avais noté : « La logique de la totalité de la vie, c’est le oui à la souffrance et à la joie, au passé et à l’avenir. Le temps vivant du oui de l’homme et du oui de Dieu. » Il rejoint le philosophe Alexandre Jollien, amoureux lui aussi d’Etty : « Impossible de lessiver la souffrance et la mort de la vie, et je suis de taille à affronter la vie toute entière. Tout prendre de la vie, clefs en main, quelle qu’elle soit ».

Une autre conséquence de cette acceptation de l’ordre du monde est le refus de la haine. Etty en parle sans arrêt.

« Le moindre atome de haine que nous ajoutons à ce monde nous le rend plus inhospitalier qu’il n’est déjà. Nous avons tant à changer en nous-mêmes que nous ne devrions même pas nous préoccuper de haïr ceux que nous appelons nos ennemis. Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque homme fait d’abord la paix en soi-même ; extirpe tout sentiment de haine pour son prochain. »

« Il n’existe aucun lien de causalité entre le comportement des gens et l’amour que l’on éprouve pour eux. L’amour du prochain est comme une prière élémentaire qui nous aide à vivre. La personne même de ce prochain ne fait pas grand-chose à l’affaire. »

Nous abordons la troisième bataille d’Etty, celle de l’âme, celle de la découverte de Dieu.

« C’est peut-être l’expression la plus parfaite de mon sentiment de la vie : je repose en moi-même. Et ce moi-même, cette couche la plus profonde et la plus riche en moi, où je repose, je l’appelle Dieu. Je n’ai même pas besoin du mot Dieu, il me fait parfois l’effet d’un son originel et primitif, d’une construction de soutien, comme si je m’adressais à une chose qui est en moi. Comme si j’essayais de conjurer une part de moi-même. »

Essayons d’aller plus loin avec elle. En fait, son chemin lui vient calmement, je dirais au fil de sa plume, et comme une évidence, sans doute après beaucoup d’agenouillements. Elle fait silence et c’est un silence qui est lui-même écouté.

C’est comme une richesse qui vous tombe dessus à force de travail de silence, et c’est comme si vous n’étiez plus seul, mais deux à parler. Ce quelque chose que j’appelle Dieu…

Nous abordons le cœur de sa recherche, et de la nôtre, dans sa « prière du dimanche matin » du 12 juillet 1942 :

« Oui mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes. Il m’apparait de plus en plus clairement, à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. »

Elle va acquérir deux certitudes premières : le Dieu intérieur silencieux est un Dieu refuge : c’est bien son sentiment, perpétuel et constant, celui d’être dans ses bras, protégée et abritée, imprégnée d’un sentiment d’éternité, dit-elle. La seconde certitude (le titre de notre entretien) : le Dieu intérieur silencieux est un Dieu fragile, dont il faut prendre soin, qui doit être aidé.

« Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi. C’est à nous de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. Je te resterai fidèle, je ne te chasserai pas de mon enclos. Il m’arrive de me demander ce que tu veux faire de moi, mon Dieu. Mais peut-être cela dépendra-t-il justement de ce que je veux faire de toi ».

Le Dieu D’Etty Hillesum ? Parlons-en maintenant. D’un côté, Celui qu’on m’apprenait autrefois, le Dieu créateur tout-puissant, le Dieu Pharaon, le Dieu Commandeur, disait le prêtre Maurice Zundel, celui de ce qu’on peut appeler de l’ « ancienne Église traditionnelle », celui qui nous surveille, qui, par cette Église nous donnait des dogmes auxquels il fallait croire pour être sauvés, qui nous jugera après la mort, une mort qui n’est que le passage obligé après une vie qu’on nous demandait d’être de mortification, de contrition pour nos péchés. On nous disait aussi que son Fils, venu sur terre pour nous sauver, était mort avant tout pour nos péchés. On nous disait : « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière, beaucoup plus que de nous dire « Tu es lumière, et tu retourneras à la lumière ».

De l’autre côté, pas en face contraire, mais en amont, le Dieu intérieur et pauvre, qu’il faut protéger en nous, qui attend d’être découvert et aidé, le Dieu dont on nous parle trop peu, qu’il faut découvrir d’abord en soi, un travail prolongé ou sublimé du « connais-toi toi-même » de Socrate. « Quand je dis, j’écoute en dedans, dit Etty, en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute. Ce qu’il y a de plus essentiel et de plus profond en moi écoute l’essence et la profondeur de l’autre. Dieu écoute Dieu », confirmant les paroles de Maître Eckhart : « Le fond de Dieu et le fond de l’âme ne font qu’un. L’œil par lequel je vois Dieu est le même par lequel Dieu me voit » et confirmant Simone Weil, qui disait la même chose, dans la même année qu’Etty.

Ce Dieu intérieur d’Etty, les mystiques chrétiens (et les autres) et seulement eux, nous le disent : Jean de La Croix, la petite Thérèse, Édith Stein, Simone Weil, Maurice Zundel, Etty Hillesum… tant d’autres. Mais qui nous parle de ces mystiques (surtout femmes d’ailleurs) en dehors des livres de théologie ? Considérés comme des exceptions à la règle, dépassant les normes de tous les jours, un peu dangereux. Pas mal d’enseignants de la religion ne s’aventurent pas. Ils sont prisonniers des mots, des phrases, celles des discours de la liturgie et des livres de messe, celles de deux mille ans de prêches convenus. La « lourde pensée prudente » (expression du Pape François) de ces enseignants perd sa saveur.

Alors on déserte les églises, et on « bricole » spirituellement ailleurs, ou on ne bricole plus du tout ! On ne parle plus que de morale humaine. La religion se retire de la vie politique et sociale, un peu comme une marée qui descend. Heureusement, en se retirant, elle fait découvrir des « fonds spirituels » insoupçonnés. Maintenant on situe moins le Dieu que nous cherchons dans une religion que dans un rapport intime à la conscience personnelle. Et les mystiques sont les meilleurs messagers de cette voie vers la certitude de la transcendance.

La religion historique, qui a tant introduit Dieu « en gravité » disparait. Simone Weil dit : « Tout se passe comme si, sous la même dénomination de christianisme, il y avait deux religions, la mystique, et l’autre ». Écoutons le pasteur protestant Bonhoeffer, tué par les nazis : « Le christianisme et ses dogmes reposent sur un a priori religieux des hommes. Au départ cet a priori était historique, puis est devenu périssable, puis n’existe plus. Il n’est plus question de recourir sans arrêt à l’hypothèse Dieu pour vivre. Tout va sans Dieu aussi bien qu’auparavant ». Écoutons ce que dit aussi le prêtre Bernard Feillet : « Nous avons cru que l’essentiel de la foi était de croire en Dieu, et nous avons été handicapés pour laisser Dieu devenir Dieu-en-nous ».

Je veux être prudent dans mon discours, les deux démarches sont la recherche d’un même Dieu, qu’il faut découvrir et aimer, et qui est en bout de route l’amour des autres. Mais je me sens tellement plus en accord avec moi-même sur la route que m’indique Etty et les mystiques dont je parle. Je rêve, pardonnez-moi, non pas d’une autre Foi, mais simplement d’une révolution copernicienne du langage chrétien. Je sais que je ne suis pas le seul à le rêver. Pour l’écrivain Jean-Claude Guillebaud : « L’avenir du christianisme est dans la reconquête d’un langage intelligible ». Je reviens encore à Simone Weil : « Quand comprendra-t-on que les religions qui représentent la Divinité comme commandant partout où elle en a le pouvoir, sont fausses, même si elles sont monothéistes. Quand comprendra-t-on que Dieu est connaissable et connu par contact direct de personne à personne, ici-bas ? ». Les écrits d’Etty échappent à toute formalisation théologique. Ignorante des doctrines et des codes religieux chrétiens ou juifs c’est dans les mots de tous les jours qu’elle exprime ses découvertes et sa relation à Dieu, et que nous découvrons chez elle une « sainteté nouvelle ».

La vie est une fin en elle-même, et c’est en la vivant pleinement qu’on arrive à Dieu. Celui qui fuit la terre pour trouver Dieu ne trouvera que lui-même. Le mystère de l’homme, celui que nous cherchons en rentrant en nous-mêmes, et le mystère de Dieu, sont une seule et même conquête. Maurice Zundel ne disait que cela : « Tous les chemins de l’homme, s’ils sont parcourus jusqu’au bout, mènent à Dieu ».

Nous allons franchir une dernière étape, l’entrée d’Etty dans son « autre monde » spirituel, celui de l’amour des autres, ce qui est un autre nom de Dieu en nous.

« Si j’aime les autres avec tant d’ardeur, c’est qu’en chacun d’eux, j’aime une parcelle de toi mon Dieu. Mais il ne suffit pas de te prêcher mon Dieu, pour te mettre à jour dans le cœur des autres, il faut dégager chez l’autre la voie qui mène à toi. »

Quand Julius Spier meurt 18 mois après sa rencontre avec lui, Etty est toujours amoureuse, mais apaisée. Il lui reste 12 mois à vivre, 12 mois pour appliquer au jour le jour au camp de Westerbork, le Drancy Hollandais, ce qu’elle a appris et répété.

Et là, sur un coin de table, assise près des barbelés, dans un coin de baraque, elle va devenir un des rares témoins lucides et désespérés d’une extermination programmée et scientifique : 105 000 personnes dans 93 trains sur deux ans, un train chaque mardi matin. Certaines de ses lettres de Westerbork sont insoutenables à la lecture. Elles sont pourtant écrites – d’un seul jet – par une jeune femme qui est entrée définitivement dans la paix : « Je porte en moi tous les paysages. J’ai tout l’espace voulu. Je porte en moi la terre et je porte le ciel. C’est ici, maintenant, dans ce lieu, dans ce monde, que je trouve la clarté, la paix, et l’équilibre. En tout lieu, sur cette terre, on est chez soi, lorsqu’on porte tout en soi. »

Elle refuse les offres de ses amis pour entrer dans la clandestinité, elle veut assumer le destin de son peuple, elle prendra le train pour Auschwitz le mardi 7 septembre 1943 et, selon la Croix-Rouge, mourra fin novembre.

J’arrive au bout de cet entretien…

Depuis pas mal de temps, je fréquente et j’écoute des amis d’Etty. Ils me disent toujours le seul prénom, comme une amie qui ne nous quitte pas. Et ils disent tous qu’elle les aide. À quoi ? Bien malin qui pourrait le dire, parce que cela fait partie du plus intime de chacun. Presque tous me reprennent des phrases différentes, et qu’ils retiennent, parce qu’elles leurs sont utiles.

Chacun trouve un Dieu à sa mesure, même si ces deux termes sont totalement contradictoires. Tous ont la certitude qu’une porte s’ouvre, même sans savoir au départ sur quel monde. Sa sensualité joyeuse dérange, le Dieu qui n’est parfois pour elle qu’un mot, surprend et dérange.

« Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose m’apparait de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider et, ce faisant, nous nous aidons nous-mêmes ».

Un Dieu librement dépossédé de tout pouvoir de contrainte et remis entièrement à la responsabilité des hommes, cela dérange. La non-révolte d’Etty devant l’horreur dérange, sa joie de vivre malgré les cadavres vivants qu’elle côtoie et aide dérange. Elle est une fille dangereuse pour les croyances humaines cadrées et les règles religieusement correctes. En ces temps de « déconstruction » des Églises, ceux qui la lisent (en insistant pour aller au bout) trouvent des pierres pour reconstruire leur demeure intime, qui est celle de Dieu. Le miracle est que ces pierres ne sont pas forcément les mêmes pour chacun. Tôt ou tard, notre chemin intérieur recoupe le sien, c’est cela son miracle. En fait chacun trouve ce qu’il vient, même inconsciemment, chercher. On tourne la dernière page de ses cahiers avec la certitude que la religion n’est pas une morale, mais un éveil à l’au-delà de la morale, et que notre seule raison d’exister pleinement est d’éveiller l’atome de divin qui est en nous. Ce que dit un prêtre de Madagascar, l’Abbé Pierre de là-bas, le Père Pedro : « L’essentiel ne serait-il pas une prière tous les matins, pour réveiller tous les matins l’étincelle de divin présente en nous ? »

Et puisque j’ai commencé avec Marguerite Yourcenar, je termine le dialogue du même prieur avec le héros du livre : « Chacun de nous est bien faible, mais c’est une consolation de penser qu’il est plus impuissant et découragé encore, et que c’est à nous de l’engendrer et de le sauver dans les créatures. Excusez-moi, je vous ai fait le sermon que je ne peux plus faire encore ». Je ne suis pas sûr que même de nos jours on entende beaucoup ce discours religieux !

Cinq jours avant son départ, elle écrit à son amie Maria Tuizing. Elle nous laisse son testament spirituel, qui est de conserver l’idée de Dieu comme on conserve un petit oiseau trouvé sur le chemin : « L’année dernière, nous étions encore des jeunots sur cette lande, Maria. Aujourd’hui nous avons pris un peu d’âge, on est devenu un être marqué par la souffrance, pour la vie. Et pourtant cette vie, dans sa profondeur insaisissable, est étonnamment bonne, Maria, j’y reviens toujours. Pour peu que nous fassions en sorte, malgré tout, que Dieu soit chez nous en de bonnes mains… »

Yves Bridonneau