« La 3e lunaison de la sortie des fils d’Israël du pays d’Égypte, ce jour-là, ils arrivent au désert du Sinaï » (Exode 19,1) : il aura fallu sept « semaines » (chavouot en hébreu) pour que, tout juste rescapés des eaux de la Mer Rouge, les Hébreux soient reconnus prêts à rencontrer l’Ineffable. Dans ce no man’s land du désert, espace aride qui n’appartient à personne, une Parole infinie va s’adresser à eux comme partenaires d’un projet pour l’humanité.
Lorsque Moïse lui fait part de ce dessein, tout le peuple répond sans tergiverser : « Nous ferons, et nous écouterons ! » (Exode 24,7), comme s’il souscrivait d’avance à une entreprise dont, a priori, il ignore pourtant tout... Adhérer avant de comprendre, mettre la charrue de la foi avant les bœufs de la raison ? Si l’on admet avec les kabbalistes que l’âme humaine est une étincelle du divin, l’âme collective d’Israël aurait redécouvert, au pied du Sinaï, le plan primordial de parachèvement de la Création, confié à Adam au jardin d’Éden. Dans cette perspective, il ne serait plus question de raison ou d’intelligence, mais d’intuition, ou plus justement, de « réminiscence » au sens platonicien : le peuple hébreu aurait retrouvé, dans le désert, ce qui était oublié – ou perdu – depuis les commencements de l’humanité.
La fête de Chavouot commémore donc l’évènement du Sinaï. Elle s’appelle aussi Zeman matan toratenou – le temps du don de notre Torah. Or la Torah, au-delà des instructions données par l’intermédiaire de Moïse, est une clef de la vocation humaine. En la recevant, le peuple hébreu se voit confier une « imitatio Dei » qu’il est chargé de réaliser en actes, en paroles, en pensées : « Soyez saints : Je suis saint, Moi l’Éternel votre Dieu » (Lévitique 19). Tout le texte de la Torah, de l’enseignement de Moïse à celui des prophètes, montre que la qualité de relation à l’autre – et au Tout Autre – ne va pas de soi...
Comme Moïse – qui, pourtant, a reçu le « dire » de Dieu face-à-face avec Lui – Israël ne peut que rester humble devant une Parole qui le transcende. Pas plus que de la terre – toujours promise et jamais acquise – aucun enfant d’Israël ne peut se considérer propriétaire de la Torah. Cela est indiqué chaque fois qu’un sefer torah est déroulé pour être lu à la synagogue, dans les bénédictions qui accompagnent la lecture : « Béni es-Tu Éternel notre Dieu, qui donne la Torah » (et non pas qui « nous » donne la Torah).
Chavouot est la seule fête de pèlerinage qui n’a pas une date précise dans le calendrier. Il est seulement prescrit de compter les jours à partir de la récolte du premier omer d’orge (Lévitique 23-25). À l’époque du Temple, le terme des 7 semaines (le 50e jour) était marqué par l’offrande de prémices des récoltes, en signe de gratitude pour la fécondité du sol. L’offrande de l’omer n’étant plus possible depuis la perte du Temple, reste le décompte rituel des jours à partir du 2e jour de Pessah – comme un pont liturgique pour aller de la « servitude » d’Égypte au « Service » divin, qui commence au Sinaï.
Les synagogues, décorées de plantes et de fleurs, rappellent le contenu agricole de la fête. L’office religieux est marqué par la lecture des 10 Paroles – que l’on écoute debout, comme nos ancêtres au pied de la montagne. Et par la lecture du livre de Ruth, en hommage à son amour pour le Dieu d’Israël. Ce qui lui vaudra – à elle, l’étrangère – de porter le projet messianique pour toute l’humanité. À la maison, la coutume veut que les repas soient composés de mets lactés, symboles de la douceur nourrissante de la Torah.
Comparée aux autres fêtes de pèlerinage – Pessah et Souccot – Chavouot comporte peu de lois et de rites. Contrairement aux deux autres, qui se prolongent 8 jours, elle ne dure qu’une journée : ce qui importe, c’est l’ « aujourd’hui » de la Torah, son actualisation, sa résonance pour chaque individu et chaque génération. C’est dans la mise en pratique de ce qu’elle nous donne à faire (ou ne pas faire) et dans l’étude que nos aspirations les plus hautes plongent leurs racines spirituelles. Il est d’ailleurs de coutume, la nuit de Chavouot, de rester éveillé pour lire, scruter, interpréter des textes bibliques, talmudiques ou mystiques qui, tous, sont Torah ou ont un rapport avec elle.
La Révélation n’est pas de nous dire qu’il y a du divin quelque part, mais que c’est dans la réalité vécue que nous pouvons l’atteindre : « Car cet ordre que Je te prescris aujourd’hui, il n’est pas extraordinaire pour toi, ni lointain. Il n’est pas au ciel, que tu dises : qui montera pour nous au ciel nous le quérir, qui nous le fera entendre pour que nous le fassions ? Il n’est pas au-delà de la mer, que tu dises : qui traversera pour nous la mer, et nous le fera entendre pour que nous le fassions ? Car la chose/parole est toute proche de toi : dans ta bouche et dans ton cœur, pour la faire » (Deutéronome 30,11-14).
La Torah, qui est l’expression d’une synergie entre la volonté divine et les aspirations des hommes, nous permet de faire l’expérience de l’Infini... présent dans la finitude humaine. Peut-être est-elle pour le judaïsme ce que l’Incarnation est pour le christianisme ? Comparée par les Sages à un contrat de mariage avec Israël, elle est le symbole d’une Alliance destinée à l’humanité tout entière.
Le don de la Torah est unique et, cependant, offert à tout moment et à quiconque est à son écoute. Pour, peut-être, parvenir à entendre la Voix du Sinaï, singulière et multiple à la fois (Exode 20,18).
Anne-Marie Dreyfus